Épisode 1 : Le départ
J’ai du mal à croire que j’avais tout juste neuf ans quand je suis parti de chez mes parents. Mais bon, c’était une époque différente, le pays était en paix et on pouvait se balader tranquillement. Beaucoup d’enfants faisaient le Grand Tour pour agrandir leur collection de kats, le jeu qui gouverne tout à Grande-Île et dans le monde connu, depuis la nuit des temps.
J’étais déjà très déterminé. Quand j’avais décidé que je voulais quelque chose, j’étais prêt à tout pour l’obtenir. Mon père avait pris une photo de moi juste avant mon départ : je portais fièrement la ceinture du club de kat de ma ville. Je n’avais qu’un objectif en tête : être accepté aux Grands Duels qui avaient lieu une fois par an. J’étais obsédé par cette idée. Mais j’étais loin d’être le seul !
Notre modèle, c’était la grande championne Kassel, oracle d’or du Chasse-Glace. On racontait qu’elle arrivait à couvrir un kat à tous les coups avec un lancer de plus de trois mètres… Elle avait remporté les Hauts Duels six années de suite, puis s’était retirée dans sa région natale pour une raison inconnue, sans concéder aucune défaite. Tout le monde l’admirait et la craignait à la fois. On ne savait pas si elle allait se représenter.
Kassel venait de la tribu des Montagnes du Nord, réputée pour avoir les joueurs les plus combatifs. Les autres régions représentées aux Grands Duels sont le Volcan, ma région ; le Trou Noir, qui fabrique les puissants triangles black hole ; le Grand Désert ; l’immense et impénétrable Forêt des Pluies ; et les Hautes Vagues, le pays des petites îles, des plages et des noix à sirop.
Tous les champions étaient issus d’une académie, ou presque. Une académie, en gros, c’est une école de religieux très stricte, où les enfants s’entraînent sans relâche et commencent très jeunes. Mon problème, c’est que mes parents refusaient catégoriquement que j’intègre ce genre d’école. Ils pensaient que c’était du lavage de cerveau, même si ma famille a toujours été très respectueuse des esprits. Mon grand-père me disait souvent que le jeu de kat était la chose la plus importante au monde. Il m’expliquait que chaque esprit représentait une émotion humaine.
Mais ce n’est que bien plus tard que j’ai compris où il voulait en venir. Moi, je voulais juste gagner. Et mon triangle de prédilection, c’était celui du Feu, qui symbolisait la rage. Pourquoi celui-là ? Je l’avais choisi sans vraiment le savoir. Ça aussi, je l’ai compris plus tard.
Un jour, trois mois après la rentrée, un homme est venu à l’école pour observer nos parties de kats. J’ai tout de suite compris que c’était un recruteur. Il m’a convoqué dans le bureau de la directrice et m’a annoncé que je pouvais être immédiatement sélectionné pour intégrer l’Académie Régionale. Fou de joie, j’ai couru annoncer la nouvelle à ma mère en rentrant à la maison. Mais elle a catégoriquement refusé. J’étais dévasté. Je me suis enfermé dans ma chambre pendant trois jours.
J’ai réfléchi. Il existait une seule autre possibilité pour participer aux Grands Duels sans passer par une académie : il fallait posséder trois sets complets de kats parmi les six principaux. Et pour ça, il fallait voyager et gagner des kats d’autres tribus.
J’ai demandé à mon père s’il était d’accord. Il a accepté, à condition que j’obtienne au moins 15/20 au contrôle final de géographie. Pourquoi la géographie ? Mystère. Pour ne pas que je me perde lors de mon Grand Tour, sans doute !
J’ai travaillé dur et j’ai réussi.J’ai eu 16. Mes parents, fiers de moi, m’ont fait confiance. Pour m’encourager, ils m’ont offert une famille complète de vrais triangles du Volcan, qui a dû leur coûter assez cher, ainsi que mon tout premier black hole. Je crois qu’au fond, ils étaient quand même un peu inquiets.
Le moment du départ a été difficile. J’avais décidé de commencer mon périple par la région du Grand Désert.
Épisode 2 : Première défaite
On était nombreux à faire le tour de l’île. Certains passaient des années à récupérer suffisamment de triangles ! Moi, je n’avais que les deux mois de vacances d’été devant moi.
C’était la première fois que je m’aventurais aussi loin de chez moi. Au début, j’étais ravi de voyager seul, mais en traversant la rivière asséchée qui sépare le Volcan du Grand Désert, j’ai commencé à regretter de ne pas avoir de compagnons de route. Il faisait au moins 40 degrés et j’avais vaguement peur de tomber sur un serpent, le symbole de la tribu, avec ses deux barres et ses deux yeux.
Le troisième jour, au détour d’un chemin, j’ai aperçu un village au-dessus duquel flottait le drapeau triangulaire bien reconnaissable de leur kat protecteur : ça voulait dire qu’un ou plusieurs lanceurs étaient disponibles pour jouer. Un jeune de quinze ans environ s’est approché :
“Tu es du Volcan ? Je cherche le kat du Secret. Au fait, je m’appelle Dalam”.
Initialement, je l’ai trouvé un peu arrogant. Il avait été renvoyé de son académie et s’occupait de sa petite sœur malade. Il n’était pas réellement méchant, mais il ne parlait pas beaucoup. Quand je lui ai demandé s’il croyait aux esprits, il m’a répondu laconiquement : « Évidemment », comme si j’étais complètement stupide.
Cette question me taraudait déjà à l’époque. J’avais entendu parler d’enfants qui ne croyaient pas du tout aux esprits, mais avaient quand même un excellent niveau. Moi-même, je ne savais quoi en penser. J’avais remarqué que parfois, les kats semblaient suivre des directions bizarres ou rebondir à l’opposé de là où je voulais qu’ils aillent. Mais comment en être sûr ? Le plus étrange, c’était quand, à l’un de mes anniversaires, ma grande-tante avait lancé des kats en l’air et observé leur forme une fois tombés sur le sol. Ils avaient paru vraiment tourner sur eux-mêmes. La forme créée, très régulière, disait que mon destin serait lié au jeu sacré. J’avais bien aimé cette prédiction, mais les esprits me faisaient un peu peur, autant qu’ils me fascinaient.
Habitué à la chaleur, Dalam a insisté pour jouer en plein soleil. Il a proposé un jeu court à deux manches gagnantes. Pas très réglementaire, mais j’ai accepté.
Son deck de départ était composé de cinq kats du Grand Désert et d’un black hole rare, je ne me souviens plus duquel, Chute ou Morsure. En face, j’ai aligné un deck complet avec le black hole du Virus, beaucoup moins rare. Mais ça lui convenait, car il n’était intéressé que par un seul de mes triangles.
Étant le plus jeune, j’ai avancé le premier kat. Dans une manche classique, on compte à la fin le nombre de kats restants dans la main du vainqueur, peu importe leur valeur. Et à la fin des deux ou trois manches, le gagnant a le droit de choisir un kat dans le jeu de l’adversaire.
Au début de la partie, j’étais perdu. Dalam balançait ses kats n’importe comment, en cloche, puis sortait un coup parfait, d’une précision redoutable, pour rafler la mise.
En réalité, il utilisait une technique que je ne connaissais pas à l’époque : l’attraction. Le but est de déplacer petit à petit le centre du jeu vers soi, en faisant semblant de rater ses coups.
Quand j’ai compris, il était bien trop tard. Il avait déjà une avance de cinq kats. Comme par hasard, il s’est mis à jouer divinement bien. En plus, j’avais mal étudié le terrain et mes kats butaient contre les cailloux et la poussière.
Déstabilisé, j’ai lancé mon Virus beaucoup trop loin.
Il n’avait plus qu’à placer son black hole pour m’achever. Comment avait-il pu me vaincre aussi rapidement ? En une minute, c’était plié. Je n’avais aucun kat en main, lui en avait huit. Le score était donc de huit à zéro pour la première manche.
Je commençais à réaliser que je devais sérieusement progresser par rapport au niveau du petit club minable de ma ville. J’étais impressionné par l’aisance de Dalam au lancer. Il pouvait atteindre n’importe quel kat, n’importe où, y compris en recouvrant un kat juste devant moi pour m’humilier.
Nous avons arrêté les lancers en cloche pour passer à des tirs au ras du sol, plus rapides mais pas toujours plus précis.
De mémoire, la deuxième manche a duré bien plus longtemps que la première. À un moment, j’ai même eu neuf kats en main. Je visais spécialement les kats de la Fontaine, pensant que ça l’énerverait de savoir que je les gardais pour la fin.
Mais avec la chaleur, ma concentration a flanché et le rythme s’est accéléré.
Je me souviens de mon dernier coup. Il ne me restait plus qu’un Volcan. Son black hole était tombé juste devant moi, je n’avais qu’à pointer. J’ai visé à côté et mon Volcan est parti à l’autre bout de l’arène ! J’avais perdu.
J’avais concédé deux points dans la deuxième manche, ce qui faisait un total de dix pour lui.
Je lui ai demandé quel kat il voulait me prendre. Sans un mot, il a choisi celui du Secret. C’était celui qui lui manquait dans sa collection de kats du Volcan. Facile à reconnaître, avec son unique symbole gris au milieu. J’en pleurais de rage. La collection offerte par mes parents, et qui commençait déjà à diminuer ! Heureusement, il m’en restait quelques autres moins rares pour espérer continuer.
En me tournant vers mon sac, j’ai vu mon téléphone qui sonnait. J’ai cru que c’était mon père qui me demandait de rentrer. En fait, c’était une proposition de duel un peu plus au nord. Évidemment, j’ai accepté sans hésiter.
Et puis Dalam était déjà retourné, sans un mot, dans sa maison en briques de terre. Je voyais bien qu’il avait d’autres soucis à régler. Il n’accepterait pas de revanche.
Je l’ai regardé d’un air sans doute un peu mauvais. Je ne pouvais pas m’imaginer que nous reverrions assez vite, aux Grands Duels. Ni qu’il deviendrait l’un des six oracles du Grand Désert et l’un de mes meilleurs amis et alliés.
Épisode 3 : Le Réseau Secret
Mon adversaire suivante, Sana, se trouvait à Zakel, la capitale du Grand Désert. Quand j’y suis arrivé, je ne pensais pas que j’y resterais aussi longtemps ! Finalement, j’y ai passé plus d’un mois.
Zakel une ville immense, un véritable labyrinthe avec des rues qui partent dans tous les sens. Le premier jour, j’ai vraiment galéré pour trouver l’adresse de Sana. Le soleil commençait à se coucher et je m’étais complètement perdu. J’ai fini par trouver le quartier à la nuit tombée. Je n’étais pas très rassuré, les rues étaient sombres et la porte d’entrée peu accueillante. A vrai dire, je craignais un piège. On entendait des histoires de jeunes joueurs qui se faisaient voler leur collection avec de faux rendez-vous. J’ai attendu au moins dix minutes devant la porte, serrant fort mon sac contre mon dos. Personne ne répondait.
En plus, je ne reconnaissais pas le symbole gravé sur la porte. Ça ressemblait vaguement aux signes du Grand Désert et des Montagnes du Nord. Peut-être une alliance entre deux tribus ? En tout cas, je n’avais jamais vu ça.
Soudain, la porte s’est ouverte. J’ai écarquillé les yeux : il y avait au moins trente joueurs dans une salle bondée en contrebas, dont la moitié me regardait. Une dizaine de tables alignées, des triangles partout… Je ne m’attendais pas du tout à ça. C’était un club de kat clandestin !
J’ai tout de suite repéré un autre symbole sur le mur et j’ai demandé ce que c’était. Le gars qui m’avait ouvert la porte a simplement répondu : « Bienvenue dans le Réseau Secret ! »
Le Réseau Secret, c’était des clubs de kat répartis dans toute l’île. Il y avait des arènes de tout type pour jouer, bien sûr, mais on pouvait aussi échanger des kats, ce qui était normalement interdit par les Académies. Les membres avaient des cartes à leur nom, qu’ils plaçaient devant eux sur le deck. Sur ces cartes, ils posaient le kat mis en jeu. Elles servaient aussi à délimiter la zone centrale, comme sur les tables officielles. C’était comme un signe de reconnaissance.
Mon adversaire du jour, Sana, était très forte – mais moins que Dalam. Au début, j’ai perdu tous mes matchs ; pas parce que je n’y arrivais pas, mais plutôt parce que tous ces nouveaux visages m’impressionnaient.
Puis, petit à petit, j’ai remonté la pente. De fil en aiguille, j’ai fini par affronter tous les membres du club, et à faire bonne figure.
Le mode de jeu populaire à Zakel était le mode triple grenade. Chaque joueur a six kats, dont trois possédant le pouvoir grenade du Grand Désert. Les autres n’ont pas de pouvoir, même les black hole. Le pouvoir grenade est très simple et direct : si tu couvres un kat, le deuxième kat le plus proche est récupéré lui aussi. Quand tu as trois grenades dans ton jeu, ça peut aller très vite.
J’étais assez bon et je me suis bien entendu avec les autres joueurs du club. Je me rendais compte que Dalam, mon tout premier adversaire, était vraiment d’un niveau exceptionnel, et que je n’avais pas à rougir d’avoir perdu aussi sèchement contre lui. J’ai aussi appris à mieux prendre en compte la surface de la table de jeu, sa qualité. Il faut connaître tous les types de bois, les rainures, ne pas hésiter à passer sa main sur la surface de jeu avant le match, voir s’il y a un léger relief ou une inclinaison.
À la fin de la première semaine, Villi, le frère de Sana, m’a tendu une carte de membre. Ça y est, j’étais officiellement entré dans le Réseau Secret !
Ma collection s’est rapidement agrandie. Grâce aux échanges, qui sont normalement interdits par l’Académie, j’ai réussi à obtenir des kats de toutes les tribus. L’autre avantage du Réseau Secret, c’est que les débutants se voyaient offrir les kats en double. Mais dans le club, seul Villi avait trois sets complets pour pouvoir se présenter aux Grands Duels à la rentrée.
Au bout de trois semaines, j’avais un autre set complet : celui du Grand Désert. Logique, on était à Zakel. Mais il me manquait deux kats de la Forêt des Pluies pour compléter mon troisième set. Le problème, c’est qu’il n’y avait pas beaucoup de kats verts dans la région. Il fallait que je reprenne la route.
Un soir, Sana et Villi m’ont proposé de créer un club de kat du Réseau Secret dans la Forêt des Pluies. Ça tombait bien, car le Réseau n’avait pas de club dans cette région et moi, j’avais besoin de kats de là-bas. On a scellé un accord : j’allais créer mon propre club officiel, où je pourrais recruter des joueurs et organiser des tournois.
La route était longue et passait par des endroits montagneux, mais de toute façon, je voulais absolument avoir ces trois sets pour me qualifier.
J’ai pris ma collection, l’ai scellée dans un écrin en bois acheté sur un marché de Zakel, plus beau que le sac en toile que j’avais apporté du Volcan, et j’ai emprunté une dizaine de cartes. Puis j’ai fait mon sac, plein de provisions. J’étais loin de m’imaginer à quoi ressemblerait ce club !
Épisode 4 : Rencontre avec Katapulte
Après avoir quitté la capitale du Grand Désert et ses rues labyrinthiques, je me suis lancé sur les chemins escarpés menant vers les Montagnes du Nord. C’était un raccourci pour rejoindre la Forêt des Pluies, mais je ne m’attendais pas à ce que le trajet soit si difficile. Les sentiers étaient à peine visibles, envahis par la végétation. J’avançais lentement, mes pieds butant sur la caillasse à chaque pas.
Au bout de trois jours de marche éreintante, j’ai commencé à remarquer d’étranges kats abandonnés le long du chemin. Ils étaient très abîmés, leurs motifs presque effacés par le temps et les intempéries. Je n’arrivais pas à identifier les esprits qu’ils représentaient. Intrigué, j’en ai ramassé quelques-uns, espérant pouvoir les étudier plus tard. Est-ce que c’étaient les kats des “familles interdites” qui avaient fait l’objet de décrets du Haut Conseil ? J’étais trop jeune pour connaître parfaitement la longue histoire de ce jeu.
Alors que je m’apprêtais à établir mon campement pour la nuit, j’ai entendu un bruissement dans les fourrés. Je me suis approché doucement et là, stupéfait, j’ai découvert un raton-laveur en train de jouer avec des kats ! Il les lançait avec une dextérité étonnante, utilisant une technique que je n’avais encore jamais vue. Il plaçait le kat à lancer sur un autre kat servant de support, puis le projetait avec force et précision. Il avait avec lui un sac percé avec une grande quantité de kats, beaucoup de doublons sans valeur. C’était donc lui la source des kats abandonnés sur la route !
Fasciné, je suis resté à l’observer un moment. Puis, n’y tenant plus, j’ai sorti mes propres kats et me suis avancé vers lui. Le raton-laveur s’est d’abord montré méfiant, mais quand il a vu mes triangles oranges et rouges du Volcan, il s’est détendu. Nous avons commencé une partie, en utilisant sa technique si particulière. J’étais curieux, au moins autant que lui.
C’était incroyable ! Grâce à sa méthode, les kats volaient plus loin et avec plus de précision. J’ai essayé de l’imiter, plaçant un kat sur un autre avant de lancer, et j’ai constaté que c’était effectivement très efficace – pour certains coups et certains angles. Nous avons joué pendant des heures, le raton-laveur et moi, en silence. J’étais estomaqué. Qui l’avait donc dressé ? Son seul défaut, c’est qu’il lançait n’importe comment les kats qu’il n’aimait pas, en fait tous ceux qui n’étaient pas de la Forêt des Pluies. C’était clairement un handicap ! Mais il avait compris qu’on pouvait rejouer les kats double averse de la Forêt des Pluies, et il comprenait le déroulement général du partie, le fait qu’on jouait chacun son tour.
En tout cas, il semblait content de me suivre et je me disais qu’un peu de compagnie ne me ferait pas de mal dans cette forêt dense et un peu inquiétante. Nous avons marché pendant quelques heures, le raton-laveur me guidant finalement à travers les sentiers sinueux.
Soudain, il s’est arrêté devant une vieille maison en bois, à moitié cachée par la végétation luxuriante. L’endroit semblait abandonné depuis des années. J’ai poussé la porte qui a grincé sur ses gonds rouillés. L’intérieur était poussiéreux mais spacieux, avec une grande pièce centrale… qui ferait un parfait lieu de rencontre pour le club que je devais créer !
Je me suis mis au travail, nettoyant et aménageant l’espace. Le raton-laveur m’aidait à sa façon, déplaçant des objets avec sa queue et ses pattes agiles. C’était son nid, mais il comprenait qu’un humain avait besoin d’un confort un peu… différent. Au bout de quelques heures, la maison avait déjà meilleure allure.
C’est alors que quelqu’un a frappé à la porte. Intrigué, j’ai ouvert et me suis retrouvé face à un drôle de personnage vêtu d’un uniforme blanc. Sa tête à la peau mate était surmontée d’un longues mèches de cheveux verts, comme des branches de palmier. J’ai d’abord cru que c’était un garçon, mais sa voix ne laissait pas de doute. Elle s’est présentée sous le nom de Corae. Elle a rigolé quand elle a vu que j’étais scotché par ses cheveux : “C’est parce que mon père est de la tribu de la Rivière. On a tous les cheveux verts. Comme Telleles !”. Elle voulait parler du fameux Oracle d’Or. Elle avait un accent que je n’avais jamais entendu.
Corae connaissait bien le raton-laveur, qu’elle appelait Katapulte. Apparemment, ils avaient l’habitude de jouer aux kats ensemble. Comme lui, elle ne maîtrisait pas encore toutes les règles du jeu et avait un style un peu sauvage. Elle vivait en vagabonde depuis des années, allant de village en village… Pourtant, elle avait exactement mon âge !
Quand je lui ai parlé de mon projet de créer un club de kat, elle a tout de suite été enthousiaste. Elle ne connaissait pas le Réseau Secret, elle était intriguée par les cartes de membre. Elle a proposé de m’aider à recruter d’autres joueurs dans la région. J’ai accepté avec joie ! Je ne pensais pas trouver une alliée aussi vite.
Restait à trouver un nom pour notre club. Après quelques discussions, nous avons opté pour le « Club des Deux-Têtes », en référence au kat préféré de Katapulte, celui qu’il gardait toujours serré dans sa main gauche, la fameuse « Grenouille à Deux Têtes ». Ça sonnait bien et je trouvais que le nom pouvait impressionner. C’est important, d’impressionner, dans un jeu qui tient beaucoup sur le mental.
On a passé le reste de la journée à aménager le local et à discuter stratégie. Corae avait une connaissance parfaite des villages de la région et savait à quel endroit trouver les joueurs possédant les pièces les plus rares. Avec son aide et la technique de lancer de Katapulte, j’étais persuadé qu’on allait rapidement compléter notre collection.
Le soir venu, on s’est endormis tous les trois dans la maison, épuisés mais heureux. J’avais le sentiment que cette rencontre était un signe du destin et que notre club nous mènerait loin.
***
A peine trois jours s’étaient écoulés depuis la création du Club des Deux-Têtes. Nous étions en train de préparer une soupe d’herbes plus ou moins réussie dans la clairière, devant la maison, à la nuit tombée, lorsqu’une voix familière a retenti :
« Ho-oh ! »
Surpris, j’ai levé la tête et j’ai vu Villi émerger des fourrés, un grand sourire aux lèvres.
« Villi ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ? » j’ai demandé.
Je ne le montrais pas, mais j’étais vraiment content de retrouver celui qui était devenu mon ami en un mois.
« Je m’ennuyais à Zakel, le niveau est devenu trop faible pour moi. J’ai déjà les 18 kats pour me qualifier, alors je n’ai rien à perdre… je me suis dit que c’était l’occasion parfaite pour te filer un coup de main ! »
Il a cligné de l’œil. Villi avait un signe particulier impossible à rater : sous ses yeux, il dessinait tous les jours deux marques, deux petits points noirs, avec du charbon de bois. C’était sa grand-mère qui lui avait appris à faire ça. Cette marque voulait dire qu’il communiquait avec les esprits, même en dormant ! Cela voulait aussi dire qu’il avait toujours un morceau de charbon noir dans la poche, où qu’il aille. Il s’en servait parfois pour dessiner le symbole du Réseau Secret un peu partout.
Corae et Katapulte ont accueilli Villi avec enthousiasme, et lui ont fait visiter notre repaire. Il a tout de suite adoré l’ambiance un peu bricolée et l’ingéniosité de nos installations de fortune. C’était vraiment un repaire idéal pour une antenne clandestine du réseau.
Au fil des semaines, la réputation du Club des Deux-Têtes a commencé à se répandre dans la région. De plus en plus de joueurs venaient nous défier, curieux de se mesurer à notre équipe un peu bizarre. Katapulte était clairement l’attraction principale : mais aussi le meilleur piège qui soit ! Notre adversaire le plus régulier était le club de l’Ouragan, composé de garçons un peu plus âgés venus des Hautes-Vagues, et en tournée dans la Forêt des Pluies.
Les matchs se déroulaient généralement en deux contre deux, Corae et moi faisant équipe pendant que Villi et Katapulte unissaient leurs forces. Nos styles de jeu complémentaires et notre capacité à analyser les styles des uns et des autres nous rendaient difficile à battre sur le terrain.
Un jour, après une énième victoire contre l’Ouragan, leur capitaine, Gol-la, est devenu subitement très sérieux et nous a pris à part :
« Vous savez, les gosses, dans tous les clubs, il y a des éléments un peu plus forts que d’autres, des bons joueurs et des plus faibles… mais ce qui est incroyable avec vous, c’est que vous êtes tous vraiment forts !”
Il a repris, sur un ton un peu moins assuré :
“Si vous continuez comme ça, vous irez loin, peut-être même jusqu’aux finales des Grands Duels… Mais faites attention, ça risque de faire des jaloux. »
Corae a éclaté de rire : « Tu entends ça, Seti ? On va devenir des stars ! »
J’ai souri, flatté mais aussi un peu inquiet. Les finales des Grands Duels, contre les trente-six oracles, c’était mon rêve, mais je savais que la compétition serait féroce.
Villi a posé une main rassurante sur mon épaule, en fermant les yeux, avec son petit sourire en coin : « T’en doutais, Seti ? »
Katapulte a poussé un petit cri approbateur, brandissant fièrement son kat fétiche, la Grenouille à Deux Têtes. Mais on s’est regardés en éclatant de rire. Cela voulait simplement dire qu’il avait faim.
Épisode 5 : L’enlèvement et la fin de l’été
Un jour, en revenant d’un village voisin avec Corae, où on avait été faire du troc, on a constaté que la porte de la cabane avait été démolie, et la plupart des fenêtres cassées.
On s’était déjà fait visiter quelques jours avant, de retour du village du Plus-Grand-Arbre, et on avait donc pris toutes les mesures pour bien cacher nos kats et nos affaires les plus précieuses. Maintenant qu’on avait tous les quatre trois familles complètes, c’était la moindre des choses !
Les effractions étaient souvent le fait de clubs adverses qui, avant la fin de l’été et les qualifications aux Grands Duels, commençaient à paniquer et cherchaient à obtenir par tous les moyens, mêmes les moins honnêtes, les kats qui leur manquaient, parcourant Grande-Île à toute vitesse.
J’ai appelé, juste avant d’entrer :
“Villi ?”
Personne.
Corae a poussé un cri affolé depuis la cuisine.
“Regarde, Seti ! Le coussin de Katapulte est retourné !”
Tout ça paraissait vraiment inhabituel. Les chaises, tables, et sacs étaient sens dessus dessous. Certaines lattes de parquet avaient été soulevées.
Au moment où on prenait la mesure du désastre, le bruit d’un grincement de porte nous a fait sursauter.
“Villi !”
Notre ami est entré, l’air horrifié. Il venait d’arriver, comme nous.
“Tu n’étais pas dans la cabane ?” a demandé Corae.
“Ben non, je suis parti chercher du bois de chauffage… Katapulte n’était pas avec vous au village ?”
Nous nous sommes regardés, tous les trois, avec horreur. J’ai pris Villi par le bras :
“Tu as laissé Katapulte tout seul ?”
“Mais je pensais qu’il était avec vous !… Il… C’était silencieux dans la cuisine… Peut-être qu’il dormait, alors… Je.. J’étais persuadé que…”
Villi s’effondra sur le canapé défoncé de l’entrée.
“Je suis désolé… Qu’est-ce que j’ai fait ?”
Corae l’a rassuré :
“Ce n’est pas de ta faute.”
J’ai hurlé.
“Regardez !”
Sur le mur, une affichette avait été scotchée, bien en évidence. Le symbole de l’Académie, en bleu foncé sur fond blanc, trahissait les auteurs du saccage.
“Ils ont enlevé Katapulte, c’est sûr !”
“Ordures !”
J’en avais les larmes aux yeux. Pourquoi ? Pourquoi nous avoir fait ça ? Est-ce que c’était un simple cambriolage, ou un vrai avertissement ?
Il restait une semaine seulement avant les Grands Duels. Il fallait qu’on commence à préparer nos affaires et qu’on prenne la route. Mais avant ça, on a décidé de partir chacun de notre côté pour tenter de ratisser la région et mettre la main sur ceux qui avaient enlevé notre ami. Puisque c’étaient des Académiciens, de toute évidence, qui étaient venus nous rendre visite, il fallait se rendre dans les académies les plus proches.
Je suis parti au sud, vers les contreforts montagneux, tandis que Villi se dirigeait vers l’ouest et Corae vers le nord. Nous nous sommes jurés de nous retrouver à Vedhea, ville frontalière du Trou Noir et résidence des trente-six maisons sacrées, vingt-quatre heures avant le début du tournoi.
J’ai cheminé huit heures dans une chaleur étouffante, et j’ai atteint l’endroit que je cherchais au moment où le ciel devenait orageux. C’était une ancienne forteresse transformée en centre d’entraînement académique, comme l’indiquait une haute stèle de bois à l’entrée.
J’ai gravi les marches et ai pénétré dans l’enceinte. Tout était vide, à part une petite guérite visiblement occupée.
“Tu cherches quoi ?”
C’était le gardien, un petit bonhomme au visage rond. Il avait l’air méfiant, mais il s’est surtout révélé très bavard. En quelques minutes, j’ai appris que tous les jeunes Académiciens et leurs entraîneurs étaient partis plusieurs semaines dans un camp spécial de méditation, juste sous les glaciers, avant les Grands Duels.
Ce genre de camps étaient faits pour communiquer avec les esprits, en l’occurrence ceux des Montagnes du Nord, et s’assurer que les lanceurs et lanceuses soient reposés au maximum avant le tournoi qui déciderait peut-être de leur vie, et du destin du pays tout entier.
J’ai soupiré. Les gamins du Réseau Secret, dont je faisais partie, pensaient presque tous que les esprits étaient une superstition et que seul l’entraînement comptait. Même si j’avais des doutes, je pensais aussi que l’entraînement et la stratégie faisaient l’essentiel du résultat d’un duel. Je commençais quand même à comprendre que les kats nécessitent d’être à la fois agile et de garder la tête froide pour réfléchir rapidement… Alors en effet, savoir rester concentré était une qualité importante, et la méditation dans un camp coupé du monde pouvait sûrement aider !
“Je ne suis pas venu pour savoir où sont les Académiciens” j’ai dit. “Je voudrais savoir si vous avez remarqué un raton-laveur récemment. Un raton-laveur capable de jouer aux kats.”
Le gardien m’a regardé d’un air interloqué.
“Un raton-laveur qui joue aux kats ? Ma foi ! Non. Bizarrerie… c’est pas contre la tradition, ça ?”
Je l’ai foudroyé du regard, puis je me suis tourné pour contempler la grande terrasse du complexe. Le symbole du triangle académique, exactement le même que celui qui avait été placardé sur le mur de notre cabane, était peint au sol, immense.
Je sentais que le gardien gardait les yeux fixés sur moi.
“C’est fou comme tu ressembles à un des gosses de l’école. Portrait craché.”
Je me suis retourné. Qu’est-ce qu’il voulait dire ?
Le gardien m’a fait signe de m’approcher et m’a montré une série de photographies affichées sur le mur de la pièce. Il a ouvert en grand sa fenêtre pour que je puisse mieux voir, parce que tout était plus ou moins plongé dans l’obscurité.
“Là. En gris. On dirait toi, non ?”
J’ai écarquillé les yeux. L’un des enfants photographiés, sous une sorte de casque d’apparat métallique typique de l’Académie, avait un visage quasi identique au mien. Même couleur d’yeux, mêmes traits. J’ai eu un frisson.
“Quel âge il a ?”
Le gardien a plissé les yeux. Il voyait où je voulais en venir.
Il a parcouru son registre et a poussé un petit grognement. Il m’a montré le nom de mon sosie – “Lik Olen Laga” – et sa date de naissance. Exactement la même que la mienne !
J’ai reculé d’un pas en inspirant un grand coup.
“Ah, toi… tu dois être la deuxième moitié d’une expérience !” a grommelé le gardien en me regardant à nouveau.
Il voulait parler des fameux couples de jumeaux séparés à la naissance et élevés loin de l’autre, sur ordre du Haut Conseil de l’époque. Le but était de savoir si l’éducation joue un rôle significatif dans le talent pour les kats. La pratique avait été interdite et avait disparu quelques années avant ma naissance, mais l’Académie avait continué à effectuer des enlèvements clandestins. Et surtout, personne n’avait jamais rendu les enfants éloignés de force.
J’ai fermé les yeux et essayé de me souvenir. Oui, j’avais eu un vrai jumeau, et mes parents m’avaient dit qu’il avait eu un accident à l’âge de six mois. On en parlait peu. J’avais ensuite eu des cousins, une famille élargie, et la vie avait continué… Je n’aurais jamais cru que mes parents me cacheraient le fait que ce jumeau ait pu être enlevé par l’Académie ! J’ai compris à ce moment-là pourquoi ils avaient conservé une espèce d’hostilité envers l’institution. Et qu’ils m’avaient interdit d’y aller. Comme ils avaient eu raison !
Donc j’avais un frère, d’un bon niveau de kat apparemment – et on se ressemblait comme deux gouttes d’eau ! Et il était probablement en train de s’entraîner en haute montagne et de prendre part à des cérémonies dont je n’avais pas idée. Nous allions représenter deux régions différentes, et peut-être bien nous détester profondément… Après tout, les Académiciens sont censés haïr les membres du Réseau Secret. Et vice-versa !
Je devais avoir l’air complètement abasourdi par cette révélation, parce que le gardien a essayé de me réconforter en changeant de sujet. Il avait vu que j’avais un écrin avec l’insigne du Volcan attachée à ma ceinture :
“Alors, tu veux toi aussi aller aux Grands Duels ? Tu t’es préparé ?
“Oui, j’ai trois familles complètes” j’ai répondu.
“Si jeune ! C’est bien ! Quel oracle est-ce que tu vas défier ?”
Je lui ai dit que mon esprit de prédilection, c’était celui du Feu et de la Rage.
“Mmh, intéressant. Mais tu sais que l’oracle du Feu actuel, c’est…”
“Anis Lod, oui”.
Anis Lod n’était pas le meilleur oracle, mais il était tout de même connu pour être difficile à battre par des débutants. Surtout parce qu’il aimait déconcentrer, de toutes les manières possibles et imaginables, ses concurrents. Il était charismatique, mais je n’aimais pas sa façon de gagner. Pour moi, c’était de la triche. On doit gagner en jouant mieux, pas en faisant des monologues ou des grands gestes autour de la table. Il ne méritait pas de représenter mon esprit. J’étais bien déterminé à aller au bout des qualifications pour le rencontrer en finale, et lui montrer que sa stratégie de déconcentration ne marcherait pas avec moi.
Le gardien rigola et me donna une petite tape sur l’épaule.
“Tu peux dormir à l’Académie si tu veux, les dortoirs sont vides.”
J’ai répondu que c’était hors de question, que je préférais dormir sous ma tente, et que j’avais encore deux bonnes heures de marche avant que le soleil ne se couche complètement. Il m’a fait un signe amical de la tête et est retourné dans sa guérite.
J’ai jeté un dernier coup d’œil au portrait de mon frère jumeau et ai pris le chemin de Vedhea.
“Lik Laga…”
Épisode 6 : Arrivée à Vedhea
Je suis arrivé, comme prévu, la veille du début du tournoi. Je n’avais jamais vu autant de monde au même endroit, même à Zakel. La foule descendait des collines jusqu’aux abords du Grand Stade, qui arborait les drapeaux des six maisons : Montagnes du Nord, Trou Noir, Volcan, Hautes-Vagues, Grand Désert et Forêt des Pluies.
Des joueuses et des joueurs du monde entier, de tout âge, se bousculaient sur les pelouses pour installer leur tente, improviser des parties et troquer des kats à la dernière minute, en essayant d’éviter les patrouilles de la cité des Ordres qui tentaient d’empêcher les échanges et les vols. Je serrais ma collection fermement à ma ceinture.
Je me suis présenté aux guichets d’inscription. Un employé a marmonné que “j’étais trop jeune” et a examiné ma collection de 18 kats avec une loupe. “Mmh… C’est bon”. Il m’a rendu mes kats et m’a donné un bracelet en corde orange, qui signifiait que j’étais bien inscrit aux phases qualificatives de la maison du Volcan !
Une vague d’émotion m’a submergé : ça y est, je l’avais fait ! J’ai essayé de téléphoner à mes parents pour leur annoncer la nouvelle. Malheureusement, la ligne avait été coupée à cause d’intempéries. Je leur ai laissé un message. Ils n’auraient pas le temps de venir à temps pour les qualifications, mais si j’atteignais la finale…
Peu avant la nuit, j’ai retrouvé Corae devant l’une des tours d’angle du Temple du Basalte, celui du Volcan, qui était le point de rendez-vous fixé. On s’est regardés, mi-contents de se revoir, mi-inquiets. Aucun de nous deux n’avait retrouvé Katapulte.
Corae était songeuse.
“Je pense que s’ils l’ont enlevé, c’est simplement pour nous démotiver. Ils savent qu’on commençait à gagner pas mal de duels. Le club des Deux-Têtes s’était taillé une réputation en quelques semaines. Ils cherchent à nous décourager, à nous déprimer, c’est tout.”
J’espérais qu’elle avait raison. Dans ce cas, ses ravisseurs ne lui avaient pas fait de mal.
“Je te parie que ces cinglés sont en train de le tester au jeu, et même de lui vouer un culte parce que c’est un animal qui sait jouer aux kats.”
“Pas faux…” a observé Corae. “Les Académiciens ne peuvent pas faire de mal à un raton-laveur possédé par l’esprit de la Grenouille à Deux Têtes !”
On a gloussé, mais l’histoire nous laissait un goût amer.
“On le reverra, j’en suis sûr.”
Sur ce, Villi est arrivé. Il avait l’air totalement épuisé, ses habits avaient été déchirés et il n’avait même plus ses deux points noirs sous les yeux.
“Pas vu Katapulte” il a dit dans un souffle.
“Qu’est-ce qui t’est arrivé ?”
“Oh rien, je me suis fait attaquer par des abrutis à l’entrée de la ville. Ils en voulaient à mes kats. Mais ne vous inquiétez pas, je les avais planqués ! Je leur ai filé des doublons, ça leur a suffi.”
Il a secoué son écrin de bois rempli à ras bord.
On a soupiré de soulagement et on s’est dirigés vers un endroit un peu plus calme, dans un jardin entre deux temples.
Toute la ville intérieure de Vedhea est constituée d’une succession de jardins, de canaux et de temples et sanctuaires dédiés aux esprits. C’est très joli, objectivement. J’étais émerveillé. Des kats peints, en relief, agrandis, dressés sur de hauts mâts, signalaient les autels qui parsemaient la ville.
Vedhea n’est pas l’unique ville sainte de Grande-Île mais c’était à l’époque la plus animée, et elle accueillait les Grands Duels une année sur deux, en alternance avec Lamel, sur la côte des Hautes-Vagues. Dans tous les cas, pour l’enfant de neuf ans que j’étais, c’était un choc. J’étais enfin au cœur de la civilisation du jeu que j’adorais, au centre d’une tradition millénaire.
On était tous inscrits. Corae pour le tournoi de la Rivière, de la maison des Pluies ; Villi pour celui du Torrent, de la maison des Montagnes du Nord ; et moi pour défier l’oracle du Feu, de la maison du Volcan, ma région natale.
En longeant les hauts murs du Temple de Basalte, j’ai levé la tête. Où se cachait Anis Lod ? Où se trouvait l’homme qui possédait le kat d’origine, l’exemplaire unique du symbole du Feu et de la Rage ? Je connaissais les motifs de ce kat par cœur. A quatre ans déjà, je dessinais ses trois flammes bleues sur les murs de ma chambre…
Le lendemain, ça serait la cohue, l’épreuve ultime, ou la désillusion. Des centaines de matchs allaient avoir lieu dans des dizaines d’arènes, dont plusieurs avaient été montées pour l’occasion. Il fallait s’encourager mutuellement, être là pour ses amis, parce que les duels allaient être rapides. C’était par élimination directe, en 18 points, et chaque coup compterait.
Épisode 7 : Les qualifications
On était à peu près une centaine par maison. Soit plus de trois mille participants ! Certains temples étaient plus courus que d’autres, et pouvaient attirer trois cents lanceurs. Par exemple, l’oracle de la Neige Rouge, des Montagnes du Nord, oracle du kat qui représente le Rêve, était malade et démissionnaire. Sa place était vide, la compétition serait donc plus facile a priori. D’autres paraissaient clairement hors d’atteinte. D’autres temples encore faisaient le plein parce que l’oracle en place était très connu et que c’était un honneur de l’affronter en finale, le cas échéant. Des millions de gens suivraient la rencontre en direct. Comme Lili Doem, de l’Araignée, l’un des six oracles d’or.
La règle était claire : une fois qu’on s’était inscrit pour représenter l’un des kats, on gardait cet esprit toute sa vie. On ne pouvait plus changer d’avis. Tant pis pour vous si votre kat original était possédé par l’un des meilleurs oracles du monde, un oracle indéboulonnable, l’un des oracles d’or ou de cristal par exemple. Il fallait soit être patient, soit tenter, chaque année, de le battre. Et il n’y avait que 36 oracles !
On a regardé le planning des duels avec Corae et Villi. Ça allait être serré. Corae avait trois matchs le premier matin, moi un, et Villi deux. On enchaînait avec chacun deux ou trois duels l’après-midi.
Il y avait à peu près sept duels consécutifs à gagner en phase de qualification. Le lanceur victorieux avait le droit d’affronter l’oracle en place lors des Grands Duels proprement dit. Les 36 finales étaient réparties sur une semaine, dans toute la ville. Bref, dans trois jours maximum on serait fixés sur notre avenir. Je me préparais mentalement à tout, y compris à rentrer bredouille dans moins de vingt-quatre heures, stoppé net en qualifications.
Devenir oracle ? Ça me paraissait irréel. Mais je voulais être repéré, aller aussi loin que possible dans les phases de qualifications, et pourquoi pas… avec beaucoup d’imagination, je pouvais me voir affronter Anis Lod dans une arène remplie à bloc. A partir des demi-finales, les matchs étaient retransmis dans tout le pays ! Je voulais que mes parents me voient, que mon grand-père assiste à ça. Peut-être que ça lui rendrait l’usage de ses jambes… si les esprits avaient un quelconque pouvoir.
Mais il fallait garder la tête froide. En général, un tiers des oracles étaient remplacés à l’issue des finales. Cela voulait dire que les deux tiers conservaient leur kat. Pas simple.
Avec Villi et Corae, on connaissait notre valeur. On savait ce que Katapulte nous avait apporté. On savait qu’on pouvait aller loin, mais que ce serait très dur de faire partie, tous les trois, de la douzaine d’inconnus qui allaient accéder au Grand Conseil cette année.
Je ne me souviens plus des premiers matchs. Sinon que les concurrents avaient un niveau vraiment inférieur au nôtre. J’ai dû gagner mes trois premiers duels sans laisser aucun point à mes adversaires ! Comment ces joueurs avaient-ils pu arriver à rassembler 18 kats de trois familles différentes ? Ils les avaient sûrement achetés ou échangés. Voire piqués.
Il y avait une dizaine de tables dans l’arène, des centaines de spectateurs, mais les matchs étaient simultanés, alors tout ça se passait dans une sorte de brouhaha. Chaque table avait un arbitre pour contrôler qu’il n’y avait pas de triche : effraction, quand une main dépasse au-dessus de la table, ou pouvoir mal utilisé. Les groupes se formaient et se désassemblaient en fonction de la qualité du spectacle.
On jouait avec les règles académiques classiques : 5 kats chacun, tous d’une famille différente, et 1 black hole maximum. J’étais étonné de voir que beaucoup de participants n’avaient pas de black hole dans leur deck. Pour eux, évidemment, les parties étaient plus dures.
L’après-midi du premier jour, ça s’est corsé. En quarts-de-finale, mon adversaire était un académicien du nom de Khe Juzha. Il était de ma ville : je me souvenais l’avoir vu dans le club de l’école. Il avait quelques années de plus que moi, avait été recruté et était parti à l’Académie Régionale.
Je n’avais jamais vraiment joué contre un académicien et j’avais un peu peur de leur gestuelle bizarre, de leur façon de ne jamais regarder l’adversaire, et de leur uniforme gris qui leur donnait l’air de soldats sans âme.
Mais j’ai pensé à mon frère jumeau, à l’injustice de son enlèvement, et au fait que le Réseau Secret était une école au moins aussi bonne que l’Académie. Notre système de tournois par équipes nous permettait de rencontrer beaucoup de styles de jeu différents. C’était une vraie force ! Alors qu’eux restaient toute leur jeunesse dans le même enclos, avec les mêmes professeurs.
Plusieurs dizaines de spectateurs, pour l’essentiel des participants éliminés dans la matinée, se sont agglutinés autour du cercle de jeu.
“Poussez-vous !” hurlait l’arbitre quand il voyait quelqu’un empiéter sur le cercle. “Ou je vous renvoie dans les tribunes !”
La partie qui m’opposait à Khe était disputée. Même si j’avais gagné la première manche 5-0, sur mon engagement, en faisant une razzia avec mon Espadon préféré (trois coups réussis de suite !), il est remonté à égalité, puis a repris l’avantage 9-5 au cours de la troisième manche.
L’atmosphère commençait à être sérieusement électrique et la barre du quart d’heure de jeu s’approchait. On gagnait nos manches sur des scores faibles, un ou deux points, ce qui rendait la progression sans doute fascinante à regarder, mais très stressante pour nous.
A 15-14 pour lui, j’ai senti mes jambes faiblir. Et si tout s’arrêtait maintenant ? Si je devais plier bagage, rejoindre la foule dans les gradins et suivre le reste des Grands Duels en spectateur ?
Non, je ne pouvais pas me résoudre à cette idée.
J’ai eu un sursaut. Malgré un début de manche défavorable, j’ai utilisé le kat du Feu au moment le moins opportun. Il fallait récupérer un groupe de trois kats quasiment collés sur le bord droit de la table. J’aurais pu utiliser celui des Pluies, qui me donnait un coup supplémentaire en cas d’échec, mais je préférais viser loin avec le Feu. Ma stratégie était de “piéger” le trio et gêner Khe pour le prochain coup, puis d’user ensuite de mes grenades pour grappiller chaque kat du trio.
J’ai visé délibérément un peu trop long. Mais j’ai halluciné : c’était comme si le Feu n’en faisait qu’à sa tête ! Il a rebondi en arrière et est venu se placer exactement à la jonction des trois kats, les couvrant tous.
Je me suis rendu compte que c’était exactement ce que j’espérais – inconsciemment ! Mon kat avait deviné ce que je voulais faire, et modifié mon mouvement au dernier moment. J’ai regardé ma main droite avec les yeux écarquillés, tandis que le public laissait gonfler un long “Woooow !” d’admiration.
J’avais 6 kats en main, j’avais repris l’avantage et surtout tenté un coup osé, qui montrait que je n’avais pas choisi la solution de facilité. L’esprit semblait coopérer avec moi.
Khe Juzha a levé la tête et m’a regardé pour la première fois. Il a eu un rictus de défiance, ou de panique, et a examiné les kats qu’il avait en main.
Je ne me souviens plus exactement de la fin de la partie, mais c’est allé assez vite ensuite. J’ai gagné 20-15 sans me laisser déconcentrer. J’ai soufflé un grand coup. Mes adversaires de la matinée se sont rués sur moi pour me féliciter. Au moins, ils n’avaient pas perdu pour rien ! J’étais capable de battre un Académicien dans un grand duel.
Épisode 8 : on retrouve Katapulte
Bien sûr, l’un des premiers trucs que j’ai faits en regardant les autres matchs, c’est d’aller voir au Temple du Nord et celui des Pluies. Le premier pour voir si mon frère jumeau était inscrit, et pour soutenir Villi. Le second pour soutenir Corae, et… peut-être en savoir plus sur Katapulte.
Le Temple du Nord était impressionnant. C’était le plus gros et le plus massif. Sa porte d’entrée, en pierre anthracite, était surmontée d’une tour de près de cent mètres, avec le symbole des deux courbes penchées l’une vers l’autre, d’un blanc éclatant. J’ai appris plus tard que ça représentait le col de l’Ours, l’un des cols les plus hauts et les plus hostiles de Grande-Île, en permanence couvert de neige.
A l’intérieur du temple, les allées étaient austères, quoique pleines de badauds et de joueurs en cette première journée des qualifications. Les arbres étaient d’une belle couleur dorée. Les six maisons, qui représentaient les six esprits principaux, étaient comme autant d’enceintes à l’intérieur des murailles. Chaque maison avait son style particulier, un jardin de recueillement, une arène et des bâtiments. L’un d’eux était la résidence de l’oracle. Il y avait aussi une multitude de petits autels.
Les duels de qualification avaient lieu dans chaque maison, alors que pour le Volcan, dans le Temple de Basalte, on avait tous joué dans la même grande arène commune. Je n’avais donc pas pu entrer dans la maison du Feu, une tour d’angle surmontée d’une coupole, mon but ultime.
Là, je me baladais dans chaque maison du Temple du Nord avec un frisson de joie. Quelle chance de pouvoir toucher ces murs qui avaient vu tant de siècles et d’oracles illustres !
J’ai rapidement trouvé le tableau général des Montagnes du Nord, affiché sur un mur au centre d’une place, en hauteur pour que tout le monde puisse voir. Aucune trace d’un “Lik Olen Laga”. Mon frère n’était donc pas inscrit. Je me suis renfrogné. Soit il n’avait pas encore le niveau pour participer aux Grands Duels, soit il était emprisonné quelque part…
J’imaginais l’Académie comme une institution de tortionnaires ! En vérité, ce n’était pas vraiment le cas, même si leur éducation est à la dure. Plus tard, j’ai eu la chance de fréquenter des oracles qui étaient aussi académiciens, et qui avaient de bons souvenirs de leur enfance. Mais est-ce que notre cerveau n’est pas fait pour garder les meilleurs souvenirs ?
J’ai foncé vers la maison du Torrent, pour voir jouer Villi.
Il a été impérial. Sa première partie n’a duré que quatre minutes. Comme ses autres concurrents étaient présents, il a pu enchaîner deux autres parties dans la même veine. Il ne laissait aucune chance à personne. 18-0, 21-1, 22-5.
Il m’a fait un clin d’œil en me rejoignant juste après avoir serré la main de sa dernière adversaire.
“On va voir Corae ?”
On est sortis de l’enceinte du Temple du Nord et on a parcouru le bon kilomètre qui nous séparait du Temple des Pluies. Il avait une architecture complètement différente. Les maisons des six esprits majeurs, couvertes de tuiles vernissées, étaient sur un promontoire rocheux, tandis que l’arène principale était un amphithéâtre naturel plongé dans la végétation. C’était très beau mais pas très pratique pour accueillir du public. Une dizaine de tables étaient au touche-touche sur le sol de pierre pleine de mousse.
“Hey !”
Une clameur venait de l’autre bout de l’arène. Un joueur de petite taille, dans un curieux uniforme gris, était juché sur un tabouret.
“C’est… c’est Katapulte !” j’ai crié.
Villi et moi, on a sauté dans l’arène pour aller voir de plus près.
Dès qu’il nous a vus, Katapulte a bondi de son tabouret et nous a grimpé dessus en frottant sa tête contre nos vêtements. J’en pleurais de joie.
“Kata !”
Il a agrippé mon bras gauche avec ses petites pattes noires.
Mais ces retrouvailles n’ont pas plu à un type situé juste derrière le tabouret. Un dresseur avec une grosse moustache et une sorte de longue tunique.
“Oh, la bestiole ! Reviens jouer !”
Il a fait trois enjambées et nous a arraché Katapulte des mains.
“C’est notre ami !” j’ai crié.
“Ami ? Ha ha !”
“C’est… C’est vous qui l’avez enlevé ?”
Silence. La douzaine de joueurs et joueuses en cercle autour de la table nous regardait. Déjà, le fait qu’un raton-laveur participe au tournoi était délirant. Mais en plus, il avait été enlevé ? C’était quoi cette histoire ?
“Pas du tout ! Qu’est-ce que tu racontes, gamin ? Je l’ai acheté hier. C’est un bon joueur, et je le traite bien.”
Le gros moustachu a sorti une noix de sa poche et l’a donnée à Katapulte. Kata s’est jetée dessus et a rejoint son tabouret.
Villi m’a regardé.
“Laissons-le jouer. Plus loin il ira, mieux ce sera pour lui. C’est fou que l’inscription ait été validée. C’est ce qu’on voulait tenter, tu t’en souviens ?”.
Après coup, on a appris que le tournoi avait accepté de laisser jouer Katapulte parce que le dresseur avait payé une bonne somme au Temple des Pluies. Mais les autorités du Temple avaient précisé que quoi qu’il advienne, l’animal n’aurait jamais le droit de participer à la finale, s’il allait au bout des qualifications. Le seul but du dresseur, qui se faisait appeler Docteur Enten, était de gagner de l’argent entre temps en organisant des paris. Il avait remarqué que Katapulte attirait l’attention des foules et comptait bien en profiter.
Katapulte a gagné ses matchs, et c’est évident qu’on a joué un rôle important à ce moment-là. On restait en face de lui et on lui indiquait où viser, comme du temps du club des Deux-Têtes. Parce qu’autant Kata était précis, autant sa stratégie laissait à désirer. Au moment où il a lancé son dernier kat victorieux, infligeant 6 points d’un coup, les spectateurs ont exulté. Les gens rigolaient autant qu’ils applaudissaient. Clairement, ils n’avaient jamais vu ça. J’étais assez fier.
Aussitôt, Docteur Enten a saisi Katapulte par l’uniforme et l’a attaché à une laisse. J’ai couru vers lui.
“Eh ! Vous ne pouvez pas l’emporter comme ça ! Ce raton-laveur a été volé !”
Le dresseur ne s’est même pas retourné et a accéléré le pas.
“J’ai un certificat de propriétaire. Tu peux rien faire, gamin. Dégage !”
“C’est grâce à moi qu’il a gagné ses parties ! Je lui ai fait des signes pour qu’il vise les bons kats au bon moment.”
Enten m’a regardé d’un air mauvais. Il a sorti une liasse de billets de sa poche et m’en a donné deux. Ouch : je n’avais jamais eu autant d’argent d’un coup.
“Maintenant, laisse-moi tranquille. Reviens aux trois prochains duels. S’il les gagne, tu auras la même somme. Parole.”
J’ai arrêté de les suivre, le souffle coupé. Je ne pouvais rien faire, de toutes façons. Comment prouver que Katapulte avait passé tout l’été avec nous ?
“T’inquiète” m’a murmuré Villi en me rejoignant. “On tombera tôt ou tard sur des adversaires de cet été, et ils témoigneront. Pour le moment, on n’a qu’à laisser Katapulte jouer et gagner. On le rachètera s’il le faut”.
“Hein ? Mais comment trouver l’argent ?”
J’ai jeté un dernier regard à Katapulte qui s’éloignait avec son nouveau dresseur.
Puis on a rejoint la partie de l’arène où les participants du kat de la Rivière s’affrontaient. Corae allait commencer ses duels. Pas de surprise : elle les a battus facilement. Mais les scores étaient plus serrés : la dernière joueuse de la journée avait une vingtaine d’années et a réussi à gagner trois manches. A 18-17, Corae a soufflé et est venue nous retrouver.
“On va le faire !” a crié Villi en la serrant dans ses bras.
“Demain, c’est demi-finale et petite finale. Va falloir bien dormir ce soir”.
On a pris le chemin du jardin abrité où on avait planté nos tentes. La première journée nous avait paru facile, mais on savait que les deux cents meilleurs lanceurs de Grande-Île seraient maintenant d’un tout autre niveau que ceux qu’on avait pu voir jusque là.
Épisode 9 : en route vers les finales !
Après une bonne nuit de sommeil, où j’ai rêvé de défaites complètement stupides, à base d’erreurs grossières et de kats glissants, on est allés visiter les Temples qu’on n’avait pas encore vus.
Le jour venait de se lever. On a acheté des petits pains au maïs dans une échoppe de Vedhea et on s’est dirigés vers le Temple des Hautes-Vagues. Il était d’un blanc et bleu immaculés, et composé de bâtiments bas et longs. Chaque maison avait son arène privée et une tourelle frappée de l’insigne de l’oracle correspondant.
Puis on est passés au Temple du Grand Désert. C’est une drôle de structure à moitié enterrée. Elle comporte une grande arène intérieure, d’une capacité de 5000 places au moins, et une enfilade de hauts couloirs faiblement éclairés. C’est impressionnant. J’ai jeté un coup d’œil au tableau. Dalam était là ! Et il avait gagné ses duels du jour précédent.
“Ah ah !”
Donc il l’avait fait… Grâce à moi, ou plutôt malgré moi : je lui avais cédé mon kat Volcan lors de ma première défaite, quelques mois plus tôt.
Il ne restait plus que le Temple du Trou Noir à aller voir. Mais sa lourde porte était fermée. Le vigile à l’entrée nous a examinés de pied en cap et a fait un “non” définitif de la tête. On n’avait pas de bracelet noir : pas moyen de passer.
“Les Trous Noirs m’énervent” a pesté Villi.
Je savais que l’esprit préféré de Villi était le Virus, de la région du Trou Noir. Il aurait voulu participer aux Grands Duels sous cette étiquette. Mais les règles des maisons de cette petite tribu étaient sans appel : seuls les Académiciens étaient autorisés à participer aux qualifications, et il fallait payer une grosse somme pour s’inscrire. De ce fait, seules les riches familles de Grande-Île pouvaient espérer envoyer leurs enfants concourir dans ce Temple. Le prestige du Trou Noir était réel : le meilleur oracle, qui avait remplacé Kassel au classement, était Telleles, oracle d’or du Ciel Etoilé. Les Trous Noirs avaient une réputation d’excellence, qu’ils disputaient aux Montagnes du Nord.
Du coup, Villi s’était inscrit pour devenir oracle du Torrent. C’était son deuxième kat favori, et il jouait particulièrement bien avec ce pouvoir. Mais au fond de lui, la frustration était grande. La seule chose qu’il espérait, c’était un jour de pouvoir affronter l’oracle du Virus, et de le battre, dans une forme de revanche contre le destin.
Le soleil est monté suffisamment haut dans le ciel pour que la chaleur devienne gênante. On s’est abrités sous un porche en attendant les duels du jour.
“Vous avez vu qui étaient vos adversaires des demies ?” j’ai demandé.
“Moi oui” a dit Corae. “Une femme de cinquante ans, je crois. Je l’ai vu jouer. Elle ne m’a pas impressionnée. Mais l’autre demi-finale… il y a deux Académiciens qui me font un peu flipper”.
“Pff, moi je n’ai pas regardé” a grogné Villi. “Je ne préfère pas savoir. On joue mieux quand on n’a pas d’a priori sur son adversaire… Surtout s’il est bon !”
Villi n’avait que onze ans mais il me paraissait avoir déjà atteint le summum de la sagesse. A cet âge-là, deux ans d’écart, ça fait beaucoup. Je l’admirais un peu comme le grand frère que j’avais jamais eu. Quand on jouait l’un contre l’autre, les parties étaient serrées. Mais je le soupçonnais de me laisser gagner pour augmenter ma confiance en moi.
On s’est dirigés vers le Temple du Basalte, mon temple, pour ma demi-finale. Curieusement, je n’étais pas stressé du tout. On est passés sous les arches des six tours des six esprits, jusqu’à l’arène de la tour centrale. La foule était compacte.
Ça y était, on commençait à sentir l’ambiance des Grands Duels ! Dans le public, j’ai remarqué Vasari, l’oracle du Rire, installé tranquillement sous une ombrelle devant une sorte de repas, entouré de types de sa cour. C’était le seul à nous regarder depuis la loge des oracles. J’étais flatté. C’était la première fois que je voyais un oracle en vrai, et même si c’était loin d’être le plus fort, il était un peu connu, pour ses tenues extravagantes et son rire de fou à lier. C’était un véritable personnage au sein de la famille du Volcan. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il était bien en accord avec l’esprit de son kat.
Je me suis placé côté sud de la table. Mon adversaire, un grand gars à l’air endormi, n’arrêtait pas de faire tomber ses kats par terre. J’ai cru au début que c’était fait exprès, mais j’ai fini par comprendre qu’il était juste très maladroit quand il s’agissait de choisir son prochain kat. Il s’emmêlait les pinceaux et ne prenait pas toujours le kat le plus judicieux.
Je me sentais bien ; aucune nervosité. Le soleil était agréable, la table, en basalte rugueux, était intéressante sans être trop difficile. J’ai noté les aspérités pour pouvoir les utiliser à mon avantage.
J’ai atteint les 18 points en dix manches. C’était long, je gagnais à chaque fois sur de petits scores, mais je ne perdais aucune manche. Ma progression était régulière et je me débrouillais pour placer mon Feu, de pouvoir cratère, aux endroits les plus gênants pour mon adversaire. J’avais choisi le deck pluie-volcan-vagues-désert-black hole. Au lieu de pluie, mon adversaire avait choisi montagne. Je trouvais ce choix absurde. A deux manches de la fin, il a remplacé vagues par pluie, mais c’était trop tard.
Le score de 18-4 s’est affiché en énorme au-dessus de l’arène et ses cinq cents spectateurs. J’ai exulté ! Villi et Corae sont descendus me féliciter.
“Tu es en petite finale !” On n’en croyait pas nos yeux. Des officiels prenaient des notes sur un carnet en me regardant.
Mais il n’y avait pas de temps à perdre. J’ai serré la main de mon adversaire et on est partis, à trois, pour le Temple des Pluies.
Là, Corae a disposé sans problème de sa concurrente, une fille de six ans à peine, académicienne, qui avait un air très sérieux mais jouait systématiquement ses black holes trop tôt.
La victoire rapide de Corae nous a laissé le temps de filer à la maison du Torrent, dans le Temple du Nord, où Villi jouait contre un ancien oracle avec une longue barbe, qui n’avait jamais réussi à retrouver son niveau après s’être fait détrôner.
Bizarrement, Villi était assez impressionné, et c’était la première fois que je le voyais rater des coups évidents – par pure nervosité.
Mais après avoir passé la barre des dix points, il s’est relâché et a enchaîné les snipers, ces coups qui cueillent le kat d’engagement au milieu du plateau, décimant petit à petit la main de l’adversaire. Les manches sont tombées. 19-11 !
“On est tous en finale !” On a serré et tendu nos mains ensemble comme du temps du club des Deux-Têtes. Mais il en manquait une : la petite patte de Katapulte.
“Introuvable” a dit Corae qui était allée voir le tableau pendant le duel de Villi. “Mais il a gagné la petite finale de la maison de la Grenouille à Deux-Têtes.”
“Hein ? Kata ? Déjà ?” j’ai hurlé. “Il…”
Villi m’a interrompu.
“Il a gagné… sans ton aide !”
Je l’ai regardé. J’étais furieux. Les duels de Katapulte avaient eu lieu au moment de ma demi-finale, je n’avais donc pas pu y aller – et pas pu l’aider.
“Tu aurais pu y aller, toi.”
Villi a pris un air moqueur.
“Tu n’étais pas content que je sois dans le public ? Tu vois que Kata peut s’en sortir sans nous.”
J’ai soupiré. Oui, il avait raison. J’avais quand même raté l’occasion de gagner quelques billets en plus, de la part du dresseur. Mais je m’inquiétais surtout pour la suite. Maintenant que Katapulte avait atteint la finale, qu’est-ce qu’il se passerait ? La maison de la Grenouille à Deux-Têtes allait-elle lui refuser le Grand Duel contre l’oracle en place ? C’était contraire à la règle ! En tout cas, c’était une situation inhabituelle.
Et, en effet, nous n’étions pas au courant, mais le cas de figure causait déjà des discussions animées dans les plus hautes instances du tournoi.
Épisode 10 : les petites finales
Le lendemain, les 36 petites finales sonnaient le terme des phases qualificatives. Les 72 meilleurs lanceurs et lanceuses de la première partie du tournoi allaient se disputer le droit d’affronter les oracles.
Le temps s’était couvert. Les habitants de la région s’étaient déplacés en masse et encore plus de monde encombrait les larges allées pavées de Vedhea.
La plupart des oracles en place étaient bien présents, ne serait-ce que pour analyser le jeu de leurs probables futurs adversaires. Mais certains s’en moquaient complètement et restaient tranquillement dans leur maison, comme Anis Lod, celui du Feu… le mien !
Je n’arrivais pas à croire qu’on fasse partie, si jeunes, de ces meilleurs lanceurs. Le Réseau Secret avait vraiment été une bonne école. En accéléré ! Et la technique de lancer de Katapulte était réellement innovante, même si certains observateurs faisaient remarquer que c’était une technique ancienne qui s’était simplement un peu perdue avec le temps. Beaucoup de finalistes des qualifs étaient des jeunes adultes ou des adolescents, quelques-uns des enfants comme nous, et l’écrasante majorité était des Académiciens.
C’était le cas de l’adversaire de Corae. Son nom était Ammes et il était bâti comme une armoire à glace. Il avait déjà remporté la petite finale du Torrent trois années de suite, et avait donc perdu trois fois en Grand Duel contre l’oracle actuelle. Son niveau était excellent et il était surtout extrêmement rapide. Il ne laissait passer aucun temps mort entre les lancers, comme s’il savait déjà en avance quoi jouer et où. Ça empêchait son adversaire de réfléchir calmement.
On voyait bien que Corae était un peu désarçonnée, mais son caractère sauvage faisait qu’elle était totalement hermétique à la pression. Le fait qu’il y ait des centaines de personnes autour de la table ne la gênait pas le moins du monde.
Alors qu’elle menait 15 à 13, en plein milieu d’un échange, son adversaire Ammes a poussé un hurlement barbare.
Corae a sursauté et nous a cherchés du regard, Villi et moi, dans le public. Qu’est-ce que ça voulait dire ?
On s’est regardés avec Villi, dubitatifs. Ma voisine de tribune a vu notre mine effarée :
“Vous avez pas l’air de connaître Ammes ! C’est le cri de l’Académie de la Forêt des Pluies. Il invoque la Rivière, l’esprit de cette maison.” L’esprit qu’avait choisi Corae, aussi.
Ammes fermait les yeux, le front tourné vers le ciel, et continuait à hurler, comme un loup blessé. Le public se taisait, visiblement habitué. Je n’avais jamais vu ça.
“Pff. C’est une technique d’intimidation” a sifflé Villi. “Il croit qu’il va faire tomber la pluie, ou quoi ?”
J’ai cru sentir une goutte sur ma main droite. Non, ce n’était pas possible. J’avais dû rêver.
Puis le cri est devenu de plus en plus sourd, et Ammes a baissé la tête, puis repris le jeu. Corae a laissé entendre un petit rire, très léger, mais suffisamment audible pour montrer que le numéro d’Ammes ne l’avait pas atteinte. Une grenade bien placée pour subtiliser le black hole qu’Ammes venait de poser près de lui, dans l’espoir de faire une chaîne avec son kat du Chasse-Glace. La partie était pliée ! Avec deux black hole en main, elle n’avait plus qu’à attendre la faute d’Ammes.
Une salve d’applaudissements a retenti pour saluer la victoire de Corae, sur un mauvais rebond de l’Académicien. Wow ! Une fille d’une dizaine d’années, membre d’un réseau plus ou moins clandestin, venait de gagner sa place pour affronter l’oracle de la Rivière ! C’était exceptionnel.
“Ils n’ont encore rien vu” a dit Villi en se levant avec le reste du public.
Plusieurs journalistes sont venus entourer Corae pour en savoir plus sur cette enfant à la coiffure bizarre et à l’accent incompréhensible… J’en ai profité pour essayer de repérer Katapulte ou le Docteur Enten dans la foule. Pas là.
Tandis que l’arène était préparée pour accueillir la petite finale du kat du Saumon-Sorcière, on s’est dirigés vers nos tentes. La finale de Villi était dans deux heures, et la mienne deux heures plus tard, en début de soirée.
“Les choses sérieuses commencent…” j’ai dit en m’allongeant sur mon matelas.
“Alors, comment tu te sens ?” a demandé Villi en se tournant vers Corae.
“Crevée. C’était un match difficile…”
“Ah ? Tu a eu l’air de gérer pourtant, du début à la fin !”
“Mouais !” a dit Corae en expirant profondément. “Mais à la sixième manche, il a failli me mettre KO.”
A la sixième manche ? Elle faisait référence à un moment où le black hole d’Ammes avait atterri à deux millimètres de son Pluie. Comme tout était allé très vite, on n’avait pas réagi, mais c’est vrai qu’une aspiration maximale (quand un trou noir se pose sur la pièce la plus loin du lanceur, et avale toutes les pièces du jeu) aurait été fatale à ce stade de la partie.
“Il aurait pris 9 points d’un coup. J’étais morte !”
Ça nous a fait réfléchir. Les parties des qualifications étaient rapides, même en finale, et tout se jouait en peu de temps et de coups. On ne pouvait pas se permettre d’erreur à ce niveau. Corae avait eu de la chance, c’est vrai. Elle avait laissé le jeu s’organiser de façon défavorable, loin d’elle, à la merci d’une aspiration facile.
“La table de la maison de la Rivière est profonde. C’est ça qui a fait qu’on s’est dispersés. Je n’aurais pas dû sous-estimer ce paramètre”.
Villi s’est levé, s’est tourné vers moi et a ouvert son écrin.
“On joue ?”
“Hein ? Non.”
Je ne voulais pas jouer comme ça, par terre, sur un sol d’herbe ou un matelas penché, même pour nous entraîner avant l’une des parties les plus importantes de notre vie. Je voulais me concentrer mentalement sur les sensations de la table de basalte que j’allais retrouver au Temple.
“Pareil” a dit Corae.
“Bah !” a fait Villi. “Ben tant pis, je vais m’entraîner à tirer tout seul.”
Il a pris le chemin du Temple du Nord.
Après avoir fait une sieste, on l’a rejoint quelques minutes avant son duel. C’était dans le grand stade du complexe, et non dans la maison du Torrent. Pas la même ambiance ! Dix mille personnes, au bas mot, assistaient aux six petites finales des Montagnes du Nord.
On aurait dû arriver plus tôt. A cause de notre petite taille, et parce que les gens étaient debout dans les gradins de pierre, Corae et moi ne pouvions absolument rien voir. On se mettait sur la pointe des pieds, sans succès. Ça criait de partout, ça bougeait, ça tanguait. Même l’écran géant était à peine visible de là où on était. Alors on a suivi la partie en fonction des cris des uns et des autres. On entendait bien qu’une partie du stade était pour Villi, l’outsider, et l’autre pour “Yajjag”.
Yajjag Den était une Académicienne de seize ans, d’une tête de plus que lui. Elle faisait des signes bizarres entre les lancers, des sortes de prières en fermant les yeux. Elle aussi avait deux larges points noirs dessinés, mais sur ses paupières.
Le coup des yeux dessinés était courant chez les joueurs des Montagnes du Nord. Ce qui était particulièrement impressionnant, c’était de les voir lancer les kats les yeux fermés. Villi s’entraînait à le faire depuis plusieurs semaines, et il avait décidé de commencer réellement pendant cette petite finale.
Il fallait regarder et analyser le plateau pendant de longues secondes, choisir son kat dans son deck, avancer la main, et fermer les yeux. L’idée était de faire confiance à son modèle mental de la table pour mieux viser, à l’aveugle – pour porter plus d’attention au bras, au geste. Et ça marchait ! Enfin, pour les meilleurs.
Au fil des acclamations, on sentait que Villi prenait un bon départ. Puis Yajjag a semblé revenir au score. J’ai jeté un œil au tableau lumineux : 16-14 pour l’académicienne. Non… Déjà ! C’était serré. La prochaine manche serait potentiellement fatale.
N’y tenant plus, je me suis faufilé entre les jambes et les groupes de supporters, jusqu’aux premiers rangs. J’étais loin, à une dizaine de mètres, mais je voyais mieux la table. Et surtout, j’étais en face de Villi, qui m’a repéré au moment de rouvrir les yeux. Lancer complètement raté.
“Arrête !” J’ai sifflé, en pointant mon index vers mes yeux écarquillés. “Ouvre les yeux, crétin !”
Il a froncé les sourcils. Il voyait ce que je voulais dire.
Je voulais qu’il arrête de faire le malin avec cette histoire de jeu à l’aveugle. Ce n’était pas parce que son adversaire crânait avec cette technique qu’il fallait prendre le risque. Si ça se trouvait, ça faisait des années qu’elle s’entraînait comme ça ! Villi n’avait commencé que pendant l’été. Et il espérait la battre en se mettant des bâtons dans les roues, inutilement !
J’avais déjà remarqué que le principal point faible de Villi, c’était… son orgueil. Il était capable de perdre la tête haute, pour prouver on ne savait quoi à on ne savait qui. A choisir le pire deck possible, à se reculer d’un mètre du bord, pour mettre de la poudre aux yeux du public. Plus le point était spectaculaire, plus il jubilait. Il aimait être acclamé ! Un peu trop.
Mais à 16-14, mené de deux points, il ne pouvait pas se permettre de jouer au plus malin… L’enjeu, c’était un Grand Duel avec l’oracle du Torrent, qui était d’ailleurs probablement en train de regarder Villi se faire avoir par une Académicienne rusée.
Villi a décidé que mon conseil valait le coup. Il a joué toute la manche les yeux complètement ouverts. A l’inverse, on aurait dit qu’il ne clignait même plus des paupières ! Il ne savait pas faire les choses à moitié, décidément.
J’ai poussé un soupir de soulagement au moment où Yajjag a lancé son dernier kat à côté de sa cible, dans un “Ooohhh” général. 18-16 pour Villi. Il était qualifié !
Le stade a applaudi à tout rompre. Corae nous a rejoints au milieu de l’arène. Les hauts parleurs du stade bombardaient :
“… Victoire d’un inconnu d’onze ans et demi, dans le Temple du Nord… plus d’une décennie que ça n’était pas arrivé… Beaucoup de nouveaux visages cette année !…”
La rumeur commençait à enfler que des enfants d’un réseau de tournois secrets ravissaient plusieurs places en finale. Ils étaient jeunes, n’avaient jamais été à l’Académie, et coiffaient au poteau les concurrents habituels ! Il y avait six ou sept autres membres du Réseau Secret qui avaient réussi à gagner leur place pour les Grands Duels. Presque un tiers ! Le reste étant des Académiciens. C’était la première fois qu’autant de profanes atteignaient le saint des saints.
Comme la foule nous voyait ensemble, elle s’est naturellement engouffrée à notre suite dans le Temple de Basalte, où je devais jouer ma finale.
“Qui sont ces trois gamins prodiges ?”
“Paraît que c’est eux qui ont entraîné le raton-laveur !”
“Bah ! Ils passeront jamais contre les oracles !”
On était tellement naïfs qu’on ne savait même pas que les gagnants des petites finales recevaient une belle somme d’argent. On ne savait pas non plus qu’une partie de cette somme servait à acheter un habit de duel, tout en gris, brodé aux couleurs de notre kat, et une sorte de brassière métallique. On l’apprendrait le soir même.
Je restais concentré sur une seule chose : la table que j’allais retrouver un peu plus tard.
Pour être très honnête, je ne me souviens plus très bien du déroulement du début de cette petite finale. Tout est allé très vite, les coups s’enchaînaient et on se prenait nos kats tour à tour, par razzias alternées, dans de longues manches sans vainqueur clair.
Mon adversaire était un lanceur de trente-trois ans, Tol Eil, d’une ville du Volcan que je ne connaissais pas. Ce n’était que sa deuxième participation aux Grands Duels mais il avait un niveau exceptionnel. On se rendait coup pour coup, en multipliant les aspirations de trois ou quatre kats.
Je me souviens bien, en revanche, du dernier coup. J’étais mené 15 à 13 et il ne me restait plus que mon black hole. Comme le plateau était presque plein, avec 6 kats en jeu, je pouvais tenter une aspiration fatale et gagner sur le fil. Mais c’était extrêmement risqué. Si mon black hole tombait à côté de la cible, il plaçait ses trois points et c’en était fini de moi.
Je pesais le pour et le contre. Soit je visais un kat proche, pour m’assurer d’une petite aspiration facile, reprendre deux ou trois kats et calmer le jeu, soit je tentais le Pluie lointain qui pouvait m’offrir la victoire par KO. J’ai regardé son deck. Il avait encore son black hole et une grenade. Il pouvait me faire très mal au prochain coup. Remonter la pente serait difficile.
Mes mains tremblaient comme des feuilles ! J’ai respiré profondément, levé les yeux au ciel, et lancé mon Virus en cloche. Mon bras s’était complètement détendu, élastique. La sensation de mon premier match, contre Dalam, sur le sol irrégulier et brûlant du Grand Désert, m’est revenue en mémoire. Une trajectoire en cloche, pure et nette, pouvait marcher, sur cette table tellement imprévisible. C’était le meilleur choix.
Et ça a marché : Mon ultime kat s’est écrasé avec un son mat sur le Pluie le plus éloigné de moi !
Je me suis agenouillé. Je n’y croyais pas ! Je ne pouvais plus bouger, tellement l’émotion était forte. J’avais passé la première phase ! J’allais rencontrer Anis Lod dans son antre.
La suite de la soirée se perd dans le brouillard de ma mémoire.
Épisode 11 : Grands Duels du Volcan
L’image qui me revient immédiatement, concernant la suite du tournoi, est celle du premier petit-déjeuner qu’on a pris ensemble avec le club des Deux-Têtes au grand complet : Corae, Villi, Katapulte et moi.
Avec l’argent des petites finales, on avait pu acquérir nos habits de duel officiels, et de nouveaux écrins portés à la ceinture. Je tenais absolument à utiliser cet argent pour racheter Katapulte au Docteur Enten, qui l’avait mené aux portes des Duels mais n’avait plus le droit d’organiser des paris à ce stade de la compétition. Il avait accepté. Il n’y avait que l’argent qui l’intéressait !
Au bout du compte, après deux jours de délibération, le Haut Conseil avait décidé de permettre au raton-laveur de continuer à jouer.
Il y avait déjà eu un précédent : au IIIème siècle après la Dévastation, un macaque avait fait sensation lors d’un tournoi et été désigné oracle du Plus-Grand-Arbre. D’après les textes sacrés, en tout cas. Donc tout était possible. A condition qu’il remporte son duel contre l’oracle en place !
En plus de toute cette agitation autour de nous, on était passés sous escorte rapprochée, et on avait dû emménager dans une grande auberge de la haute ville de Vedhea, près du monastère. C’est là qu’on prenait cet excellent petit-déjeuner. On avait du mal à y croire : dans une semaine, les 36 oracles seraient désignés. Certains seraient détrônés. Peut-être que l’un ou l’une d’entre nous deviendrait oracle et entrerait au Grand Conseil…
J’étais le premier de nous quatre à jouer, puisque la semaine commençait par le Volcan. Il y avait ensuite les Grands Duels des Hautes-Vagues, du Trou Noir, de la Forêt des Pluies, du Grand-Désert, et pour finir ceux des Montagnes du Nord. J’avais appelé mes parents et ils s’étaient mis en route pour arriver le jour de mon duel contre Anis Lod. Ils venaient avec mon grand-père, qui ne se déplaçait plus qu’en chaise roulante. J’étais tellement fier qu’il puisse me voir là.
“Tu as de la chance d’avoir tes parents qui viennent” dit Corae.
Ses parents à elle l’avaient abandonnée quand elle était toute petite, au bord de la rivière principale de la Forêt-des-Pluies. Elle avait été recueillie par une famille du village dit “de la Rivière”, qui fabrique ce fameux kat aux coins rouges, qui est devenu son kat fétiche. Mais Corae n’avait jamais vraiment aimé ses parents adoptifs.
Quant à Villi, il ne voulait même pas parler du sujet. Il disait juste que sa mère n’était pas à Grande-Île… ce qui voulait dire qu’elle était très, très loin.
Comme à son habitude, Katapulte s’empiffrait de noix. Il était vraiment marrant à voir dans son habit de Grand Duel. Il avait accepté de ne plus traîner son vieux sac plein de kats abîmés, mais il tenait invariablement sa “Grenouille à Deux-Têtes” dans la patte.
C’est pour moi l’un des plus beaux kats de la série origine, avec son symbole d’arbre blanc sur fond vert.
***
Après quelques jours d’attente dans le confort de l’auberge, on a été appelés un par un dans le grand hall du Haut Conseil. C’étaient les prêtres et prêtresses du tournoi qui venaient nous expliquer la suite des événements, et nous rappeler les règles de chaque maison.
“Si vous devenez oracle, vous aurez en main les destinées du pays, et du monde entier !” nous a dit un vieillard bardé de décorations. Une galerie particulièrement imposante montrait les portraits des différents oracles de chaque maison depuis la fondation du Haut Conseil.
Puis j’ai été amené au Temple de Basalte, où avaient lieu les six duels du Volcan. Une employée du Haut Conseil est venue me voir alors que je patientais dans une pièce richement décorée. La clameur de l’arène me parvenait par vagues.
“Seti ! Je suis désolée de te prévenir au dernier moment. Il y aura… un contre-temps. Ton adversaire Anis Lod est mobilisé en urgence par le Conseil. Ton duel aura lieu après les autres, dans quelques jours.”
En urgence ?… J’étais déçu. Je m’étais préparé en m’entraînant mentalement pendant trois jours, et j’avais maintenant très hâte de jouer. La femme a ajouté, l’air visiblement embarrassé :
“Hmm, j’ai une autre mauvaise nouvelle. Ta famille ne pourra pas assister à ton duel.”
“Ma… mais pourquoi ?”
“Ils n’ont pas pu accéder à la région de Vedhea.”
“Hein ? Il leur est arrivé quelque chose ?”
J’étais vaguement inquiet.
“Ne t’inquiète pas, non, non. Enfin, pas vraiment. Disons que… Ils n’ont pas eu l’autorisation.”
Je me suis senti soudain très seul. Pourquoi mes parents avaient-ils été bloqués ? Ils avaient dû traverser une bonne partie du pays, pour venir aux portes de la ville et se faire recaler comme des malpropres.
J’ai appris, bien plus tard, que c’était à cause de l’histoire de l’enlèvement de mon frère jumeau, et du fait que mes parents avaient refusé que j’entre à l’Académie à quatre ans. L’institution avait dû faire pression pour qu’ils ne puissent pas assister aux Grands Duels. Mes parents n’étaient pas les bienvenus à Vedhea !
Moi qui voulait justement profiter de leur venue pour leur parler de ce que j’avais vu au centre d’entraînement des Montagnes du Nord : la photo de mon sosie, né le même jour que moi et devenu académicien…
J’ai rejoint la loge d’honneur pour assister aux autres duels du Volcan. Le décor était majestueux et l’ambiance surchauffée.
Le premier était celui du kat du Rire. C’était le plus attendu. Non seulement parce que Vasari, l’oracle en place, était charismatique et populaire, mais aussi parce que son adversaire issu des qualifications, Aygar, était un jeune lanceur prometteur, qui avait fait sensation avec un deck lourd en grenades et n’avait perdu aucun match.
Mais la partie a été sans aucun suspense. Vasari a écrasé Aygar en l’assommant à plusieurs reprises avec son Ciel Étoilé, sans faute majeure. Voilà comment joue un oracle ! Je me suis senti soudainement très mauvais.
Sans transition, les joueurs du second duel ont pris possession de l’arène. Il s’agissait de la maison du Secret. Olena, une ancienne oracle, revenait défier Igel, l’oracle en place.
Comme Olena et Igel étaient tous les deux connus, chacun avait son camp et ses supporters.
Les règles de la maison du Secret obligent à partir avec des decks d’au moins trois Volcan. Cette composition aboutit à des parties plutôt stratégiques, où le plateau est souvent truffé de pièges, et où il faut grapiller des kats en usant de black holes ou grenades très précis. Olena a d’ailleurs marqué le coup gagnant en fabriquant le piège parfait. Igel, un grand gaillard aux cheveux tirés en arrière, n’a rien pu faire, et a quitté l’arène la tête basse, jetant au sol son écrin d’oracle.
Les drapeaux frappés du sceau des différents esprits du Volcan battaient dans l’air chargé de cette fin d’été. Au fur et à mesure que les coups s’enchaînaient, ma confiance diminuait. Comment est-ce que j’allais me hisser à ce niveau ?
Le troisième duel opposait Sana Ipia, oracle du Bébé, à Loren Dip, une Académicienne totalement inconnue. On entendait des rumeurs, dans Vedhea, sur le fait qu’elle venait de loin. Une espionne pour déstabiliser Grande-Île ? Je n’y connaissais rien à l’époque.
Elle était assez jeune mais très forte. Sana Ipia s’est vite retrouvé mené trois manches à zéro. Son allure de bébé colossal, bien en accord avec son kat, tranchait avec son air abattu. Après une hésitation, il est allé s’isoler dans sa loge quelques instants.
On a appris plus tard qu’il était allé demander de l’aide à son esprit, en lançant ses kats au sol. L’esprit du Bébé lui avait conseillé d’utiliser le kat de la Chance. “La Chance sourit aux nouveaux-nés”, avaient dit les kats. Il a modifié son deck à la manche suivante, ce qui est autorisé dans la maison du Bébé.
Un long enchaînement et une belle série de snipers lui ont permis de remonter au score et d’arracher la victoire. Il a arboré un grand sourire bonhomme, comme s’il avait toujours tout eu sous contrôle.
Je sentais les regards du public sur moi, de temps en temps. Où était Anis Lod ? C’était la question que tout le monde se posait.
Les quatrième et cinquième duels ont vu les victoires des oracles en place, respectivement Sidini Eaza, trente-cinq ans, oracle du Fantôme et oracle d’Or du Volcan, et Mekan Tuistel, quarante ans, oracle du Retour et oracle de Cristal.
Sidini aurait pu utiliser son kat d’or du Volcan mais ne l’a pas fait. Elle s’est contentée d’administrer une leçon de précision à Poola Mos, une jeune du Réseau Secret. Je ne savais plus pour qui j’étais : j’aurais dû soutenir Poola, même si je ne l’avais jamais rencontrée, parce qu’elle venait de la même organisation que moi. Mais je ne pouvais pas m’empêcher d’admirer le style de jeu de Sidini. Celle-ci a plié la partie en offrant au public le plus beau coup du tournoi : Poola avait tenté une capture de black hole à distance, en deux temps et avec un pouvoir chaîne, en plaçant donc son propre black hole près d’elle. Sidini n’a pas hésité à venir claquer un Lac Noir, du premier coup, juste sous les yeux de son adversaire. Juste après avoir annoncé, dans le silence de l’arène : “Un lanceur qui répète mille fois le même geste n’a aucune raison de rater son coup”. C’était le mantra de l’Académie du Volcan.
Quant à Mekan, c’était un guerrier, haut de plus de deux mètres, qui n’a laissé aucune chance à son adversaire. Sa particularité était de créer des formes géométriques, sur le plateau, avec ses kats, puis de tout reprendre avec des enchaînements de vagues, de grenades et de black holes.
Au moment de gagner, il a brandi son écrin de cristal et l’a montré à la foule. J’ai alors entendu le plus formidable tonnerre d’acclamations du tournoi. J’avais du mal à dire si le public saluait le cristal, ou le joueur.
Le speaker a annoncé au micro que pour des raisons exceptionnelles, le match entre Anis Lod et moi, pour le kat du Feu et de la Rage, serait reporté à la fin du tournoi. J’ai pris ça comme un sursis de quelques jours.
Épisode 12 : la tension monte
Le lendemain et le surlendemain, on a pu se familiariser avec les particularités des maisons des Hautes Vagues et du Grand Désert. Les règles de jeu de chaque maison de ces tribus étaient différentes, et parfois très complexes.
Par exemple, le kat de l’Abondance s’obtient en entamant les parties en mode île : trois kats de chaque deck sont placés au milieu du plateau avant le coup d’envoi, en hexagone. C’est un Académicien de dix-neuf ans, Laad Ibi, qui a délogé l’oracle en place en visant systématiquement au centre de l’”île”.
Pour le kat de l’Espadon, les decks imposés étaient quatre vagues et un Orage, doté donc du pouvoir chaîne. C’était un jeu d’usure et de bluff. Qui allait briser le jeu rapproché ? Là encore, une Académicienne habillée de noir, Nidel Fen, a créé la surprise.
Les quatre autres oracles nommés à l’issue des Grands Duels des Hautes Vagues ont été Kud Jupi, un garçon de sept ans qui n’était ni Académicien ni membre du Réseau Secret, pour le kat de la Fortune ; la grande Helleles, oracle de cristal, pour l’Obscurité, dans un match sans suspense ; Zem Fe, la prodige de onze ans, déjà oracle d’or depuis trois ans, pour le Tourbillon ; et Hail, une jeune du Réseau Secret, pour le Pélamide. Hail était une amie d’enfance de Villi et j’étais vraiment content pour elle. Malgré sa petite taille, elle a écrasé un oracle de cinquante-cinq ans son aîné.
Le jour suivant, le Labyrinthe, ou Temple du Grand Désert, a accueilli la foule de Grande-Île. La table officielle était très complexe, avec de nombreuses aspérités, comme la tradition l’exige dans cette région rocailleuse. C’était une table inédite, qui n’a pas manqué de piéger les lanceurs peu expérimentés. Les oracles en place se sont globalement maintenus : Agiu et Ikkam, respectivement oracles d’or et de cristal, Eggi pour le Scorpion et Atnya, la doyenne, pour le Serpent Bavard. Le kat du Chacal a été ravi par le frère d’Eggi, Xeggi, six ans seulement ; et celle des Deux Prophètes par… Dalam, mon tout premier adversaire ! Je l’ai regardé saluer la foule, impassible au milieu de l’arène. En repensant à son petit village poussiéreux et à l’air las qu’il avait quelques mois plus tôt, j’ai senti la force de caractère qui lui avait permis de mettre de côté la maladie de sa sœur, et trouver le courage de venir aux Grands Duels. Il espérait certainement infléchir le cruel destin familial en devenant oracle. Sa motivation venait de là.
J’ai tenté de descendre dans le hall de la maison des Deux Prophètes pour lui parler, mais ce n’était déjà plus autorisé.
Le soir même, on s’est retrouvés avec Corae, Villi et Katapulte pour nous entraîner à l’auberge. Le lendemain, Villi jouerait pour le kat du Torrent.
“Tu commences à sentir la pression ?” j’ai demandé, en voyant que Villi ne paraissait pas spécialement inquiet.
“Hein ? Non…”
Quand on jouait entre nous, les parties étaient très disputées, mais on savait très bien que participer à un duel réel était une autre paire de manches. La pression, le public, l’enjeu, tout changeait. Les gestes étaient plus nerveux, le cerveau plus embrouillé. C’est pourquoi on travaillait nos automatismes.
“J’essaie de laisser mon kat réfléchir à ma place” disait souvent Villi.
Quand on jouait avec cet état d’esprit, les kats paraissaient en effet suivre des trajectoires presque magiques…
La nuit a été courte, sauf pour le plus gros dormeur de nous tous : Katapulte.
Le lendemain, c’étaient les Grands Duels des Monts du Nord. En passant sous l’imposante tour d’entrée, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce qu’il arriverait si Villi gagnait son duel, et que je perdais le mien. On serait séparés immédiatement et pour au moins toute une année. Pareil pour Corae. Et si Katapulte gagnait aussi ? Qui s’occuperait de lui ?
Sitôt la porte de l’Ours franchie, l’un des gardes qui nous accompagnait a été interpellé par un garde de la Forêt des Pluies. Ils ont discuté entre eux en jetant des regards nerveux vers moi.
“Seti ? Viens voir.”
Je me suis approché. Le garde, qui était affecté à la maison du Plus Grand Arbre, m’a salué d’un air obséquieux.
“L’oracle du Plus Grand Arbre, Phann, te demande en audience. Il a un message à te faire passer”.
Un message ? J’ai regardé le garde de notre escorte. Il a haussé les épaules.
“Je t’accompagne. Mieux vaut obéir quand un oracle te demande quelque chose.”
“Mais je… Mon ami Villi va jouer tout à l’heure, je ne peux pas rater le duel du Torrent !”
Les deux gardes m’ont regardé d’un air contrarié. Bon, apparemment, je n’avais pas le choix.
J’ai été escorté jusqu’à la maison du Plus Grand Arbre. La lumière était tamisée, les murs couverts de lambris, et les plantes très nombreuses. On se serait cru dans une sorte de jungle artificielle.
Phann, l’oracle, m’accueillit avec l’air soucieux. Il était connu pour ne pas être très souriant… il avait quatorze ans et le crâne rasé d’un moine, et portait une longue robe vert foncé.
“C’est donc toi. Approche. On attend Lili”.
Lili Doem ? L’oracle d’or de la Forêt des Pluies ? Qu’est-ce qui me valait l’honneur d’être appelé par l’un des meilleurs oracles du Haut Conseil ?
“Oui, Lili Doem.” a dit Phann en devinant ma question avant que je ne la pose. Il tournait trois kats dans sa main comme un chapelet, les faisant virevolter de manière experte.
Il a laissé passer quelques instants, qui m’ont paru une éternité.
“Ça te dit de faire une petite partie en attendant ?”
J’ai accepté. On a fait trois manches, sur une table basse pas spécialement adaptée. Le score était assez serré – quelque chose comme 10 partout. A la fin de la troisième manche, il s’est jeté en arrière sur son siège et a regardé la porte principale de la salle. Il a frappé trois coups sur la table. Un garde s’est approché.
Ils ont échangé quelques mots dans une langue que je ne connaissais pas, et Phann s’est levé.
“Désolé… Lili Doem n’est finalement pas disponible. On te rappellera plus tard. Tu peux retourner au Temple du Nord.”
Il a fait quelques pas vers la porte, puis s’est retourné, l’air toujours aussi peu avenant.
“Au fait… Villi a gagné son duel”.
Je lui ai jeté un regard meurtrier. Il m’avait fait venir pour rien, et j’avais raté le duel le plus important pour Villi ! Je n’avais pas pu encourager mon meilleur ami. Mais je m’en voulais aussi énormément. Pourquoi est-ce que j’avais obéi à ce type qui n’était même pas de ma famille du Volcan ? La seule chose positive était que je l’avais serré au score. Mais j’avais aussi eu la bizarre impression qu’il jouait mal, exprès. Pourquoi ?
Je suis arrivé en courant aux portes de l’arène du Nord. Les duels s’étaient poursuivis, et Villi n’était plus là. Il avait été amené dans sa nouvelle maison. Il était devenu oracle ! Incroyable. Dans la foule, j’ai fini par tomber sur Corae, avec Katapulte juché sur son épaule.
“Tu as vu le duel ?”
“Non, j’ai… je… bref, peu importe. Mais c’est génial pour lui !”
“Oui… Son Grand Duel a été super dur. Il a évité plusieurs aspirations fatales sur la fin. Honnêtement, c’est un miracle qu’il ait gagné ! Il s’est vraiment battu jusqu’au bout, sans désespérer. Je ne l’avais jamais vu aussi concentré”.
Je me suis dit que mon absence l’avait peut-être aidé… en tout cas, je me raccrochais à cette idée.
Le soir venu, l’auberge nous a paru bien vide sans Villi. On a essayé d’imaginer sa première nuit dans la maison du Torrent.
Épisode 13 : victoires en série !
Le lendemain, je suis retourné au Temple des Pluies, cette fois-ci avec Corae et Katapulte, qui jouaient chacun leur Grand Duel et leur avenir.
La victoire de Villi avait encore plus attiré l’attention sur notre petit groupe. Ce qui était étonnant, c’est que personne, ni chez les oracles, ni chez les journalistes, n’avait encore vraiment découvert l’existence du Réseau Secret. Les membres avaient réussi à tenir leur langue sur le nom, le logo, et les règles du réseau. Quoi qu’il en soit, c’était la première année qu’autant de non Académiciens devenaient oracles. Et ils venaient de notre organisation. On était en passe de gagner notre pari. Villi, qui était l’un des créateurs du réseau, pouvait être fier !
Phann, Odhas et Lili Doem, déjà oracles, ont remporté les trois premiers duels. Rei Happa, oracle du Lac Noir et de cristal, a joué avec son fameux masque aux couleurs de son kat. Elle tenait ce masque dans sa main gauche pour cacher son visage et ses intentions. A la fin du duel, elle l’a jeté dans le public, qui a redoublé d’applaudissements. Rei était l’une des oracles les plus populaires de Grande-Île.
Le duel de Corae était le suivant.
L’oracle en place était, comme elle, un ancien du village où elle avait grandi. Même si elle ne le connaissait pas personnellement, elle avait entendu de nombreuses histoires et anecdotes à son sujet. C’est ça, je crois, qui lui a permis de le battre. Elle prévoyait ses coups suivants et pouvait le contraindre à jouer différemment.
Je n’ai donc pas été trop étonné quand je l’ai vue multiplier les manches et foncer vers le dix-huitième point. Malgré une mauvaise passe dans la septième manche, elle s’est ressaisie et a coiffé l’ancêtre au poteau. 19-16 ! Un rugissement a parcouru la foule.
Corae a couru vers moi et Katapulte pour fêter sa victoire : on était au premier rang, entourés de deux gardes, et la sécurité a dû nous évacuer. Les supporters de son adversaire, des Académiciens, étaient en train de nous huer. Mais le public était avec nous.
“Une non Académicienne de plus dans le cercle fermé du Conseil !” tonnaient les hauts-parleurs. “Changement d’époque à Vedhea…”
Mais les gardiens de la tradition n’étaient pas au bout de leurs peines : après la victoire rapide de Lili Doem, l’oracle d’or, en deux manches sans appel, c’était en effet au tour de Katapulte, un vulgaire raton-laveur, de défier Essed, l’oracle de la Grenouille à Deux Têtes.
Le public était partagé. De nombreuses personnes étaient intéressées par le duel en lui-même, mais beaucoup d’autres ne comprenaient pas la décision du Conseil de l’autoriser. On pouvait quand même observer la présence de plusieurs fanions et banderoles qui représentaient Kata !
Je me suis placé en face de lui quand le match a commencé. Mais le public était agité, et plusieurs personnes plus grandes que moi m’ont empêché de communiquer avec lui comme je l’avais fait pendant les qualifs. Au final, il ne m’a presque pas regardé.
Malgré cela, Kata s’est comporté comme l’un des meilleurs joueurs du tournoi. Il avait cette capacité surnaturelle à imiter parfaitement les gestes de ses adversaires. Plus son concurrent était bon, mieux il jouait lui-même.
Le coup de grâce a été porté à la quatrième et ultime manche : après un sniper réussi d’Essed, Kata l’a copié dix fois de suite !
“C’est un robot, pas un raton-laveur !” a hurlé quelqu’un dans le public.
L’arène était survoltée. Pour la première fois depuis trois cents ans, un animal allait faire partie des oracles majeurs !
Katapulte devenait, sans le savoir, une véritable mascotte.
Après avoir salué une dernière fois Corae et Katapulte, qui passeraient la nuit dans leur Temple, je suis retourné à l’auberge, escorté par mon garde.
On s’était promis de se retrouver, au pire, l’année prochaine… mais mon cœur se serrait à l’éventualité de perdre mon duel contre Anid Lod, et de devoir rentrer chez mes parents. Tous mes amis avaient réussi l’impossible – je n’avais pas le choix.
Épisode 14 : Trou Noir et nominations
Les Grands Duels du Trou Noir étaient de loin les plus spectaculaires. Les lanceurs et lanceuses, réputées invincibles, doivent respecter des règles de jeu particulièrement complexes et tordues, uniques à chaque maison. Il fallait s’accrocher pour suivre. Par exemple, pour la Chute, les aspirations des black holes dépendaient des kats en jeu : certains kats du Volcan pouvaient résister à certains black holes. Pour la maison de la Chasseresse, les triangles qui étaient situés au-delà du kat couvert par un black hole étaient récupérés par l’adversaire. Cela empêchait les petites aspirations tactiques.
L’autre raison de la popularité de ce tournoi était que l’oracle d’or du Trou Noir était généralement le meilleur oracle du Haut Conseil. Depuis plusieurs années, c’était Telleles, oracle du Ciel Etoilé, qui détenait ce kat d’or. Son fidèle second, Iyad, oracle de la Morsure et oracle de cristal, l’égalait probablement. Cette suprématie apparente était due au fait que beaucoup d’Académiciens doués souhaitaient s’inscrire au Trou Noir quand ils commençaient leur carrière. Cela n’avait pas toujours été le cas : au cours des siècles, différentes régions avaient eu cette primauté.
Cette année-là, tous les oracles du Trou Noir en place ont été reconduits, sauf un : Pihasmos, du Virus. Son remplaçant s’appelait Them, avait seize ans, des cheveux argentés et un look futuriste étonnant. C’étaient ses premiers Grands Duels. Comme Loren Dip, son statut d’inconnu donnait lieu à des rumeurs : est-ce qu’il ne venait pas de loin pour déstabiliser le Conseil ?
Les cinq autres oracles n’ont pas tremblé : notamment Loafig de l’Oubli, une drôle de fille qui avait douze ans mais en paraissait huit, et des yeux fixes et inquiétants. Elle a écrasé son adversaire sans lui laisser le moindre point. J’étais dans la loge officielle et j’ai pu observer le plateau de près. Les kats semblaient vraiment lui obéir, revenant en arrière quand ils avaient été lancés trop loin, et vice-versa.
“Sorcellerie…”
Mon propre duel avec Anis Lod était prévu à la suite des Grands Duels du Trou Noir. Après avoir assisté à ces six derniers matchs, je me sentais beaucoup moins confiant. Le niveau des Trou Noir était simplement inatteignable.
Puis ça a été mon tour, enfin.
En arrivant dans l’arène de Basalte à la suite du public, j’ai tout de suite cherché des yeux Corae, Villi et Katapulte. Logiquement, ils devaient aussi être dans la loge officielle. Mais ils paraissaient avoir été retenus quelque part.
C’est là que j’ai compris : quand Phann m’avait “accordé” une audience et une partie, c’était pour m’empêcher de soutenir et d’encourager Villi ! Et surtout pour analyser mon jeu en détail.
Mes craintes étaient fondées, comme je l’ai appris par la suite. Phann du Plus Grand Arbre et Anis Lod du Feu étaient les meilleurs amis du monde. Le plus scandaleux, c’était qu’Anis s’était fait porter pâle le jour du duel original, pour pouvoir revoir mes parties, demander à Phann de jouer contre moi, et obtenir de précieux renseignements sur ma manière de jouer. Quel culot monstrueux !
Cette prise de conscience a dû m’aider à ressentir une véritable rage contre mon adversaire. Anis Lod l’a bien sentie, dès qu’il est entré dans l’arène. Cela faisait déjà dix minutes que j’étais à la table, les deux pieds ancrés au sol, le regard fixé sur la porte d’entrée des lanceurs. Je faisais honneur à mon kat… Le public a tout de suite compris et s’est placé de mon côté dès le début. D’autant plus qu’Anis n’était pas l’oracle le plus apprécié, de loin. Sa façon de déconcentrer volontairement son adversaire en monologuant pendant toute la partie était réellement énervante.
“Alors… Tes parents avaient des choses plus importantes à faire ?… Je ne les ai pas vus ici, il paraît qu’ils n’aiment pas trop le Conseil et ne te soutiennent pas trop, de toutes façons… Un peu comme tes “amis” – tu parles d’amis ! – Villi, Corae et le blaireau : ils auraient quand même pu se pointer pour venir t’aider à me battre… Même si tu n’as pas l’ombre d’une chance… Hein ? T’en dis quoi ?”
Je serrais les dents. Phann avait dû user de la même technique qu’avec moi, en convoquant Villi et Corae pour des raisons futiles pendant mon match. Argh ! J’aurais dû les prévenir.
Le pire était qu’Anis Lod parlait à voix basse. J’étais le seul à pouvoir l’entendre, le public n’était pas au courant de la quantité d’insultes et d’idioties qu’Anis débitait.
On partait chacun avec deux kats volcan au pouvoir cratère, deux kats montagne au pouvoir chaîne, et un black hole au pouvoir aspiration.
Étant le plus jeune, j’ai commencé, en plaçant un kat montagne, celui de l’Ours, sur le triangle central. Anis a attaqué directement avec un volcan de son côté, et j’ai bêtement tenté de reprendre mon Ours. Raté : l’oracle en titre a enchaîné en me capturant deux kats dès la première minute.
J’ai fermé les yeux et expiré un grand coup. Si je jouais avec cette rage en moi, je risquais de prendre des décisions précipitées, de m’échauffer inutilement, et de perdre en précision. Il fallait que je me calme !
J’ai continué la première manche en jouant préférentiellement les cratères. C’était plus sage. Et surtout, en prenant mon temps entre chaque coup. Je faisais quelques pas le long de mon côté, me baissais et me mettais sur la pointe des pieds, ou fermait un œil, pour bien analyser la surface et l’adhérence de la table. Le moindre reflet pouvait être utile. Le kat allait-il glisser, rebondir, freiner ?
J’ai perdu la première manche 5-0, et la seconde 1-0, mais Anis Lod a dû constater que sa technique de déconcentration ne marchait plus dès la troisième manche. Je parlais moi aussi tout haut, pour ne pas écouter son discours décousu. J’analysais le jeu et donnais mes conclusions. J’ai remarqué, à ce moment-là, que prononcer ces analyses à voix haute m’aidait à les juger. Sans le vouloir, Anis m’aidait à mieux jouer !
La leçon que m’a donnée Anis Lod, c’était que certaines personnes utilisent toutes les techniques, même les moins élégantes, pour gagner. Ce qui n’est pas interdit est autorisé. La maison du Feu n’interdisait pas de parler pendant un duel. Alors on pouvait le faire. La notion de fair play n’existait pas. Cette leçon me servirait par la suite…
Je suis revenu à 6-6, puis j’ai pris le large. 8-6. 11-6. Gagner des manches augmentait ma confiance en moi et me confortait dans mes choix stratégiques. J’ai décidé d’abandonner mes réflexes habituels, que Phann et lui avaient dû étudier pendant plusieurs jours, et ai adopté la manière de jouer de Corae, plus défensive. Bloc de cratères au centre du terrain.
A 13-8, j’ai senti que je pouvais gagner.
A ce moment-là, j’ai levé les yeux vers la loge officielle. Ville, Corae et Katapulte étaient de retour !
Voir la petite tête grise et les yeux cerclés de noir de Kata m’a donné un énorme coup de boost. Je me suis souvenu de sa technique de la copie conforme : il observait attentivement le bras de son adversaire, regardait le sien, et répliquait le geste le plus fidèlement possible. Et si je faisais la même chose ? Je me suis mis à regarder Anis et son poignet qu’il tordait bizarrement pour faire une sorte de pichenette latérale, avec effet.
16-10.
Pour finir, j’ai pensé à Villi. De quoi est-ce que je pouvais m’inspirer chez lui ? Sa facilité à dégainer des black holes, même pour des coups lointains.
Si je gagnais, je voulais utiliser le meilleur de ce que j’avais pu apprendre ces trois derniers mois, des centaines de joueurs contre qui j’avais joué.
16-13.
18-13.
Anis Lod a cessé de parler. Il s’était concentré au maximum. Hors de question pour lui de perdre contre un gamin de neuf ans !
Villi aurait tenté une longue aspiration à ce stade du match. C’est ce que j’ai fait. Il faut bien finir un duel. J’ai saisi délicatement mon kat Virus par les pointes, pour ne pas qu’il ait la moindre goutte de transpiration à sa surface, et l’ai joué en technique katapulte, posé sur celui de la Neige Rouge que j’avais récupéré de mon adversaire. Après avoir rebondi sur un cratère, puis sur un autre, le black hole a fait une pirouette et s’est immobilisé sur le sixième kat le plus lointain du plateau. Full.
27-13 !
Anis a laissé tomber son dernier kat par terre. L’arène a explosé.
J’étais oracle du Feu ! J’ai regardé Villi, Corae et Katapulte – cette victoire était la nôtre. Puis mes yeux se sont posés sur Anis Lod. Son rictus de harcèlement avait complètement disparu de son visage. C’était un rôle qu’il avait tenu, à la perfection, pendant tout le duel…
Il a souri, de manière totalement inattendue, et a détaché son écrin de sa ceinture. L’écrin du kat originel ! J’étais tellement concentré que je n’avais pas remarqué qu’il avait placé cette pièce d’une valeur inestimable juste sous mes yeux. Il me l’a tendue en me félicitant.
“Tu le mérites !”
J’ai regardé, fasciné, l’écrin de métal. A travers la pièce triangulaire de verre dépoli, vieille sans doute de plusieurs siècles, le petit kat avait gardé ses couleurs chaudes, presque surnaturelles. C’était le plus vieux kat du Feu, de la Rage, l’un des six kats originels du Volcan. Les trois paires d’yeux verts fixes de son motif semblaient m’interroger : “C’est toi qui vas me protéger à présent ?”
Épisode 15 : Hauts Duels
Le soir même, les trente-six oracles ont été appelés au Conseil, un bâtiment imposant situé sur les hauteurs de Vedhea, où la cérémonie de l’ordination devait avoir lieu.
Je n’avais même pas eu le temps de poser mes affaires dans la maison du Feu, ma nouvelle maison pour l’année qui venait. On m’avait simplement remis l’habit officiel, une grosse somme d’argent, et une collection de 36 kats officiels – ceux de ma fonction d’oracle amené à prendre tout un tas de décisions importantes. Je n’avais pas trop eu le temps de réfléchir à tout ça. On m’avait permis d’écrire un message à ma famille, mais guère plus.
On s’est rassemblés le long d’un grand demi-cercle, sous plusieurs lustres étincelants. De grandes ouvertures donnaient sur l’extérieur, où la foule pouvait suivre la cérémonie depuis une grande place en contrebas. Des dizaines de milliers de personnes, sous de hauts mâts lumineux, saluaient le nouveau Conseil.
Sur le mur opposé aux arcades, un balcon communiquait avec les appartements du Haut Conseil. C’était le domaine des six oracles d’or et six oracles de cristal : les douze meilleurs d’entre nous. Celles et ceux qui sont choisis par les esprits… Celles et ceux qui auraient le plus de pouvoir. Ils seraient désignés à l’issue des Hauts Duels, entre nous exclusivement.
J’ai jeté un regard sur le côté. Je voyais Corae, Katapulte, Villi, Dalam, Hail, qui se détachaient du demi-cercle. Le Réseau Secret avait neuf membres parmi les nouveaux oracles, ce qui faisait un honnête pourcentage. Tous les autres ou presque étaient des académiciens. Et les deux tiers des oracles l’étaient déjà avant.
Malgré toute la tension des futurs duels, nous étions tous unis par l’importance de notre mission. Si nous étions adversaires de chaque côté d’un plateau, nous restions des collaborateurs au sein du Conseil, prêts à résoudre toutes les affaires de Grande-Île, et à incarner la stabilité du pays. Malgré mes neuf ans, j’étais bien conscient de tout ça. J’allais de toute façon apprendre énormément de choses lors de cette année extraordinaire – pour moi comme pour le Conseil.
“Je déclare les Grands Duels achevés” a tonné une prêtresse depuis une loge invisible. “Et les Hauts Duels officiellement ouverts !”
Un grondement d’acclamations nous est parvenu depuis la place. Les fanions des six tribus de Grande-Île, en forme de triangles vert, bleu, blanc, noir, rouge et or, ont coulissé sur une sorte de structure à rayons, pour former une roue hexagonale. La roue de l’union symbolisait la paix retrouvée après plusieurs siècles de conflits.
Au moment où les six oracles d’or et de cristal se détachaient de nos rangs pour se rapprocher du centre du demi-cercle, une série de détonations a retenti au-dessus de Vedhea. Des panaches de fumée rouge retombaient sur une colline voisine.
J’ai sursauté et ai regardé les autres oracles. Ils avaient l’air consternés. La foule huait. Les coups de tonnerre continuaient.
Ma voisine, Olena du Secret, m’a retenu par l’épaule.
“Tu ne sais pas ce que c’est ?”
J’ai fait non de la tête. Elle a pris l’air étonné.
“Ah ! C’est la première année que tu viens à Vedhea.”
Elle a continué en se rapprochant de mon oreille :
“C’est vrai que c’est le genre d’événements dont les journaux préfèrent éviter de parler…”
Elle a fait une pause, regardé autour d’elle, puis repris :
“Ce sont les Anti-oracles.”
“Les Anti-quoi ?”
“Anti-oracles. Oracles de rubis. C’est un groupe de six lanceurs et lanceuses qui ne reconnaissent pas le Haut Conseil. Et chaque année, c’est la même histoire. Ils font leur spectacle au moment où les Hauts Duels commencent…”
“Il y a des oracles de rubis ?” j’ai demandé. “Des kats de…”
“Oui, des kats de rubis. Un ordre ancien, qui n’est plus reconnu depuis bien longtemps. Un ordre inférieur à celui des kats d’or et de cristal. Alors…”
Elle a haussé les épaules.
C’était une histoire compliquée de pouvoir et d’interprétation des textes.
“Tout ça dépend de ce que disent tels ou tels prêtres… La seule manière de savoir quels kats méritent d’entrer au Conseil, ce serait de retrouver le Katalogue.”
Je devais avoir l’air d’un sombre ignorant, parce que je n’avais jamais entendu parler de ce terme.
“Le Katalogue ?…” j’ai dit en fronçant les sourcils.
“C’est le livre de tous les kats…” a continué Olena. “De tous leurs pouvoirs et de toutes leurs significations exactes. Depuis que le Katalogue original a été perdu, ma foi, les écoles s’affrontent. Il existe des copies incomplètes de ce livre sacré… mais il manque plein de pages, plusieurs centaines”.
Je croyais qu’il y avait seulement quelques kats en plus des trente-six officiels.
“Ouh là, non. Certains disent qu’il existe 366 kats. D’autres 666… ce qui est sûr, c’est que tous ne se valent pas.”
Les détonations se répondaient, comme des échos, au-dessus de la ville. Un feu d’artifice rougeoyant, couleur rubis en effet.
“Mais qu’est-ce qu’ils veulent ?” j’ai demandé à Olena.
“Faire reconnaître les kats de rubis, et de nombreux autres. Changer les règles. Ouvrir le Conseil, nommer plein d’autres oracles. Réhabiliter d’anciens kats. Ouvrir le temple du Trou Noir à tous…”
L’agitation gagnait la salle, et le public dehors. Des prêtresses sont passées dans nos rangs pour nous demander de regagner nos maisons, où nous serions plus en sécurité.
Je voulais parler à Villi et Corae, serrer Katapulte dans mes bras. Mais on a été séparés par temple, et dispersés dans Vedhea.
Ce que j’ignorais à ce moment précis, c’est que le lendemain, avant même le premier combat des Hauts Duels, Villi s’échapperait de son temple des Monts du Nord pour rejoindre celui des Anti-oracles, à un kilomètre à peine. Sans rien me dire. Villi, mon meilleur ami… Pourquoi ?
—–
Épisode 16 : Jour de cristal
L’aube pointait… Mais une épaisse couche de nuages, et un vent de tempête, avaient remplacé le ciel bleu des jours précédents. Si bien que j’ai eu du mal à émerger du sommeil. Je commençais à accuser le coup des duels à répétition et de la fatigue causée par le stress des arènes remplies à bloc.
Pourtant, la partie qui m’attendait était de loin la plus importante de toutes. Seulement, mon corps me demandait de penser à autre chose.
J’ai tiré le rideau de ma chambre et regardé vers l’extérieur. Au loin, je pouvais voir une série de collines surmontées de tours de garde. Derrière, d’autres temples, plus ou moins entretenus, se perdaient dans des contreforts boisés – Vedhea se situe au point de rencontre entre les régions des Montagnes du Nord, du Trou Noir et de la Forêt des Pluies. L’un de ces complexes était le temple de rubis, celui des Anti-oracles.
Je me suis retourné pour contempler mes appartements. En tant qu’oracle du Feu, je disposais de toute une série de pièces au sommet de la maison dédiée à mon kat. La maison elle-même, de quatre étages, était l’une des plus petites du Temple de Basalte, mais l’une des plus richement décorées. Des symboles reprenant les motifs du kat du Feu ornaient ses murs sombres. L’une des pièces était une petite arène privée, au sol de bois lustré par les ans, et au centre de laquelle trônait une table de jeu et de divination.
J’avais, par précaution, rangé mon écrin juste sous mon lit, et je l’ai sorti pour l’attacher à ma ceinture. Je n’arrivais toujours pas à croire que j’étais devenu l’unique gardien de l’un des trente-six kats les plus précieux de Grande-Île.
Peu avant midi, une prêtresse de la maison est venue toquer à ma porte. Un cercle du Volcan, en bronze, alourdissait son collier et témoignait de l’importance de son poste. Elle devait avoir une trentaine d’années. Elle s’appelait Alefs.
“Seti ! C’est le jour de cristal. Tu es invité à jeter les kats dans le salle d’honneur de la maison. Ensuite, nous déjeunerons.”
Tout ça était nouveau pour moi. Je l’ai suivie dans les escaliers de service, à peine éclairés par le jour blafard des meurtrières de la cage. Chaque bloc de pierre de la maison avait été transporté depuis ma région, le Volcan. On voyait bien que le bâtiment avait été détruit et reconstruit à plusieurs reprises. Des traces noires semblaient être les marques indélébiles d’un incendie très ancien.
Arrivés dans la salle d’honneur, nous avons pris place devant la cheminée magistrale. Une vieille femme s’est avancée, m’a salué respectueusement, et m’a tendu une poignée de kats. Puis elle m’a fait un signe de la tête. J’ai compris qu’il fallait que je jette les triangles sur la grande table de cérémonie, dont le plateau comportait divers symboles et formes géométriques complexes. Je me suis reculé et ai lancé les kats, en essayant de les maintenir groupés, vers le point gravé au centre du plateau.
Les kats pluie ont recouvert ceux du Grand Désert. J’avais conscience que c’était mauvais signe – en général, les kats pluie annoncent des événements inhabituels.
Les prêtres et prêtresses ont encerclé la table et examiné la forme créée par mon lancer. Ils murmuraient des choses incompréhensibles, dans une langue cryptée. Ils ont brièvement échangé entre eux, puis m’ont regardé en baissant la tête, avec un léger sourire, comme pour me remercier.
Quand ils ont quitté la pièce, Alefs s’est tournée vers moi et m’a adressé un clin d’oeil :
“Bon, allons manger ! Je crève de faim !”
On était trois dans la petite salle à manger : Alefs, moi et un vieil homme dont l’un des yeux, témoin d’une blessure ancienne, était fermé en permanence. Cet homme s’appelait Kileff et se chargeait des relations avec les autres maisons du Volcan. Alefs et lui avaient pour mission de veiller sur moi et de m’accompagner dans ma nouvelle fonction.
“J’ai connu une demi-douzaine d’oracles du Feu, mais tu es de loin le plus jeune” m’a dit Kileff en me tendant un pot d’huile.
J’ai regardé la cruche d’un air interdit.
“Mets-en toi sur le visage” m’a dit Alefs en rigolant.
“Hein ?”
“L’huile”.
“C’est l’amie du feu” a marmonné Kileff. “Et puis c’est bon pour la santé.”
Je me suis versé de l’huile sur la main et je m’en suis barbouillé la tête. Je me suis tout de suite senti plus détendu, comme si on venait de me décharger d’un lourd poids.
“Est-ce que je pourrais appeler mes parents ?” j’ai demandé.
Alefs m’a souri d’un air énigmatique.
“Bien sûr. Mais d’abord, il y a les duels de cristal.”
“L’usage d’appareils électriques est interdit les jours de cristal et d’or.” a ajouté Kileff.
Je ne connaissais pas cette coutume. Ça voulait dire que je ne pourrais appeler ma famille que le surlendemain.
“Sache en tout cas que tes parents vont bien. Ils sont hébergés, avec ton oncle, dans une annexe du temple d’Oulkins.”
“Ah ? Ils ont dû… ?”
“C’est coutumier. Les proches des oracles doivent être protégés. Mais ils peuvent refuser s’ils le souhaitent. Et les tiens ont accepté.”
Oulkins, c’est la capitale du Volcan, tout près de la petite ville où j’ai grandi. Je connaissais bien, ça me rassurait de les savoir là.
Kileff s’est raclé la gorge et a versé un peu de son huile dans une assiette creuse, avant de sortir un briquet de sa poche et d’y placer une mèche.
“C’est l’heure !”
La mèche brûlait : quand toute l’huile serait consumée, le jour de cristal serait terminé.
On est sortis de la maison et s’est dirigés vers le cœur du Temple de Basalte.
Tous les oracles du Volcan étaient rassemblés dans dans l’une des salles de la crypte de la tour centrale ; un vaste hall, pouvant accueillir quelques dizaines de spectateurs sur des gradins en pierre, mais assez mal éclairé. Des torches produisaient une lumière chaude et changeante.
Vasari allait et venait, l’air toujours hilare, entre les oracles et les prêtres ; quand il est venu vers moi, il m’a salué en se penchant au maximum. Je ne savais pas si c’était pour se mettre à ma hauteur ou pour se moquer de moi.
“Ha hou houuuu !” il a gloussé, comme à son habitude. “T’en fais une tête, le gamin !”
Il a poursuivi, à voix basse, comme en aparté :
“Ne t’inquiète pas, on n’est pas du genre à faire des sacrifices humains ici. A part Ipia, peut-être…”
Comme je jetais un regard affolé vers l’oracle du Bébé, Vasari a éclaté de rire. Olena l’a regardé d’un air blasé et s’est approchée de moi en repoussant l’oracle.
“Laisse-le tranquille Vasari… Tu nous fatigues, et surtout tu te fatigues toi-même ! Tu as décidé d’échouer à devenir oracle de cristal, cette année encore ?”
Vasari s’est redressé de son mètre-quatre-vingt-dix et a arboré l’air le plus sérieux dont il était capable.
“Mekan va regretter d’être venu aujourd’hui !”
Puis il a éclaté de rire à nouveau, comme s’il ne pensait pas du tout ce qu’il disait.
J’attendais davantage de public, mais j’ignorais que les Hauts Duels se tenaient à huis clos, temple par temple. Seule une poignée de prêtres, prêtresses et officiers pouvaient y assister. C’était des matchs entre oracles, sans l’effervescence de la foule, mais avec, j’avais l’impression, une plus grande présence des esprits. Mes kats paraissaient bouger dans ma poche. Sans doute que j’étais simplement anxieux.
“Les duels ont lieu tous en même temps” m’a appris Alefs alors que je demandais si je pourrais assister à ceux de Corae, Villi et Katapulte. “Et il est impossible de se rendre dans les autres temples pendant les jours de cristal et d’or.”
J’ai regardé Olena et Mekan prendre place autour de la table de jeu.
“Des coups de canon signalent si un oracle de cristal a été remplacé. Deux coups si l’oracle en place a gagné son duel ; un coup s’il l’a perdu. Tout Vedhea l’entendra”.
Au moment où elle finissait sa phrase, deux coups de canon ont retenti dans le lointain.
“Hmm… ça, c’est le temple des Hautes Vagues.”
J’ai regardé Alefs.
Ça voulait dire que la grande Helleles, de l’Obscurité, avait battu celui ou celle qui avait tenté de la défier. Qui ça pouvait être : Hail, Laad Ibi, Kud Jupi, Nidel Fen ? On ne le saurait que le soir venu.
Les matchs du jour de cristal se déroulaient très différemment des Grands Duels. Les oracles qui le souhaitaient pouvaient demander un duel contre l’oracle de cristal en place. Chaque temple, et donc région, avait son oracle de cristal. C’était le gardien de l’un des six kats transparents, en plus du kat de sa maison.
Si l’oracle de cristal avait été battu d’emblée par un joueur issu des qualifications, alors les oracles prétendants jouaient entre eux, comme dans une sorte de mini championnat.
Pour le Volcan, c’était Mekan qu’il fallait défier. Olena, Sana Ipia et Vasari s’étaient déclarés. Le prêtre responsable du kat de cristal s’est approché de moi pour me demander si je souhaitais moi aussi défier Mekan.
“Ou… Oui, bien sûr”.
J’avais hésité un court instant. Evidemment, je voulais devenir oracle de cristal, et même oracle d’or ! Mais ça me paraissait très difficile pour une première année, alors je n’y avais pas trop pensé. Et je me disais aussi qu’il me trouveraient ridicule d’oser tenter le coup. Ils se sont contentés de hocher la tête.
L’oracle d’or, Sidini, se tenait un peu en retrait, sur l’un des gradins. Elle avait revêtu sa ceintarpe* d’or (* = ensemble constitué d’une ceinture et d’une écharpe, pour y accrocher des écrins) et fermait les yeux. Je trouvais qu’elle dégageait une assurance surnaturelle. A quoi pouvait-elle bien penser ?
Après un bref discours de l’arbitre-prêtre, le duel d’Olena et Mekan a commencé.
Les Hauts Duels suivent des règles très particulières : les decks sont tirés au sort avant le début de chaque manche. L’oracle d’or reçoit 4 kats parmi les 6 familles existantes, en plus de son kat cristal, qui prend le pouvoir du kat sur lequel il tombe ; son adversaire reçoit 5 kats parmi les 6 familles existantes.
Des decks particulièrement calamiteux peuvent donc alterner avec des decks bénis des esprits. Le fait que les duels se jouent en six manches fermes, à trois engagements chacun, permet d’égaliser les chances. Il n’y a pas de décompte des points, seulement des manches.
Mekan a tiré trois black hole pour sa première main ; ayant pris l’ascendant psychologique dès le début, il n’a pas relâché la pression durant la demi-heure qu’a duré son duel avec Olena. L’oracle du Secret n’a pas pu renverser la vapeur, et a laissé échapper un cri de d’impuissance à l’issue de la quatrième manche.
Elle abandonnait, vaincue par la précision géométrique de Mekan Tuistel.
“Suivant !”
Sana Ipia s’est approché, ses bras potelés maintenus croisés. L’oracle du Bébé était au moins aussi grand que Mekan, et les deux avaient l’air capables d’écraser la table de jeu, pourtant massive, sous leur poids.
Mais leurs mains étaient agiles et rapides, et la partie s’est déroulée en un éclair. Je voyais à peine les kats fuser sur la pierre. C’était donc ça, un match des Hauts Duels ! Si le public avait été présent, il n’aurait pas pu suivre la partie sans ralentis.
Malgré ses efforts, Sana Ipia n’a pas pu faire mieux qu’Olena. Ses decks étaient généreux, puisqu’il s’est retrouvé deux fois avec une triple grenade, mais Mekan désamorçait le plateau en plaçant des volcans de faible valeur à intervalles réguliers.
Il a tout de même tenu jusqu’à la cinquième manche, perdue sur une aspiration cruelle obtenue sur la pointe d’un black hole lancé avec effet retour.
“Hin hin hin” a ricané Mekan en ramassant ses kats.
Cet effet, c’était sa spécialité – son esprit était le Retour, symbolisé par le boomerang arrondi typique de la région du Volcan, motif qu’on retrouve sur tous les kats de notre temple.
“Pfff !”
Sana Ipia est retourné s’asseoir sur l’un des gradins. Ça faisait plus de dix ans qu’il échouait aux portes du graal.
Je sentais la sueur perler sur mes mains. Comment est-ce que j’allais me débrouiller face au géant Mekan ?
C’était d’abord au tour de Vasari.
Il s’est avancé, l’air sûr de lui, toutes dents dehors.
“Ha ha haaa ! Mekan, ton heure est venue. Tu as bien dormi, j’espère !”
“Tais-toi, bouffon.”
“Il est temps de rendre ton joujou brillant !”
Vasari pointait son index vers l’écrin de cristal de Mekan, placé en évidence sur sa hanche droite, juste à côté de son écrin du Retour.
“On se connaît depuis longtemps, toi et moi.”
Vasari et Mekan avaient presque le même âge, Vasari ayant quelques années de plus à peine. Ils avaient grandi dans la même académie, et joué des centaines de matchs l’un contre l’autre.
Comme avec Sana Ipia, la vitesse du duel était déconcertante. Chaque joueur semblait savoir, trois coups à l’avance, ce qu’il allait lancer, et ce que l’adversaire réussirait à placer.
Après quinze minutes très disputées, Vasari menait 2 manches à 1.
“Hou hou ! L’oracle du retour prépare son retour… à la maison !”
Un coup de canon a retenti au loin. Un cristal avait été détrôné ! J’ai appris plus tard qu’il s’agissait de la défaite de Helleles, face à Hail, dans le temple des Hautes Vagues.
Mekan a interprété ça comme un avertissement. Même un oracle de cristal en poste depuis des années pouvait perdre son rôle, en quelques minutes, s’il n’était pas attentif. Les kats exigent une discipline et une concentration de tous les instants.
Il a inspiré un grand coup et fait craquer les articulations de ses doigts. La pioche de la quatrième manche était défavorable pour Vasari, qui ne disposait que d’Espadon, difficiles à jouer.
“On dirait que la poiscaille a quelque chose contre moi” il a marmonné, sans se départir de son grand sourire. Il détestait cordialement les kats des Hautes Vagues.
2-2. La troisième manche commençait, avec engagement pour Vasari. Trois snipers plus tard, Mekan le mettait à genoux.
3-2 pour l’oracle de cristal.
“Tu abandonnes ? Ce serait plus sérieux.”
Vasari n’avait aucune intention d’abandonner si près du but. S’il le fallait, il irait chercher la victoire dans les manches supplémentaires. Il avait décelé une faille chez Mekan. Il fallait en profiter.
Le tirage au sort suivant a attribué un bon deck à l’oracle du Rire. Une chaîne bien utilisée lui a permis de revenir à 3-3.
Je regardais les deux joueurs. Comment est-ce qu’ils parvenaient à demeurer concentrés, rapides et précis après autant de lancers ? Leur corps restait souple et mobile. Les angles que faisaient leurs bras et leurs poignets semblaient calculés au millimètre. On sentait un entraînement éprouvant sur des décennies, depuis leur plus tendre enfance. Le résultat était une chorégraphie involontaire, autour de cette table sertie de cristaux.
Vasari a fait un signe de la main au prêtre-arbitre, pour dire qu’il souhaitait bien poursuivre le duel au-delà de la sixième manche. Il fallait maintenant gagner avec deux manches d’avance.
Mekan a soufflé de mécontentement et saisi les kats de sa pioche. Aucun black hole.
“Les esprits ont décidé que son règne prendrait fin aujourd’hui” a rigolé Olena à côté de moi.
Vasari a changé de stratégie et s’est contenté de jouer des kats de faible valeur. Ainsi, Mekan ne pourrait pas utiliser son cristal et prendre le pouvoir des kats qui l’intéressaient.
4-3.
5-3 !
Vasari a laissé échapper un hurlement de rire libérateur. Il l’avait fait ! Il était enfin oracle de cristal !
Mekan a baissé la tête, abattu, et est resté immobile pendant plusieurs minutes.
Tous les regards se sont tournés vers moi. C’était mon tour. Vasari deviendrait oracle de cristal à une seule condition : que je ne le batte pas. Vu le grand sourire de Vasari, une victoire de ma part ne lui paraissait pas de l’ordre du possible.
“Enfin…” a soupiré l’oracle du Rire en caressant la table.
“Une minute, Vasari” l’a interpellé Sidini. “Tu ne seras pas oracle de cristal avant la fin de la journée. Seti n’a pas joué son duel. Respecte un minimum tes adversaires.”
“Ah ! Mais loin de moi l’idée de manquer de respect au jeune oracle du Feu…”
Il m’a fait un clin d’œil et indiqué la table de la main.
“Je t’en prie, Seti”.
J’ai jeté un regard à Alefs et Kileff et me suis avancé, cramponné à ma ceintarpe. L’arbitre m’a demandé mes kats, les a placés dans un sac opaque, et en a tirés cinq au sort. Ours, Pélamide, Morsure, Lac Noir, Deux Prophètes. Plutôt un bon deck, sous l’auspice d’oracles que j’appréciais. Vasari a tiré Plus-Grand-Arbre, Araignée, Chute, et Neige Rouge. Sans compter le cristal qu’il venait de récupérer de Mekan et n’arrêtait pas de tourner entre ses doigts. Le tirage était équilibré.
Pourtant, les deux premières manches ont été une catastrophe. Je les ai perdues sèchement. Les coups allaient trop vite pour moi. Je n’avais tout simplement pas le temps de réfléchir, de peser le pour et le contre de chaque choix.
“Calme-toi !”
C’était moi, ou mon kat qui me parlait ?
Il fallait que je lance à mon rythme. Après tout, ce n’était pas une partie chronométrée, comme on en faisait parfois au Réseau Secret. Je pouvais prendre mon temps. Vasari jouait vite, mais je n’étais pas obligé de calquer ma vitesse sur la sienne. Je n’étais pas là pour prouver que j’étais rapide ni que j’avais de l’expérience ; mais simplement, que je faisais les meilleurs coups possibles. Quitte à y passer dix secondes.
2-1. Deux aspirations et deux grenades m’ont permis d’arracher une manche. Enfin. Quelque chose se débloquait. Vasari a paru tiquer.
J’avais remarqué, au cours de la partie précédente, que l’oracle du Rire était un peu trop attiré par les black holes. C’est-à-dire qu’il avait tendance à tenter leur capture à tout prix, même quand c’était clairement risqué.
Lors de la quatrième manche, j’ai essayé de mettre en place un piège constitué d’un cratère à côté d’un black hole raté exprès, près de mon bord de table. Comme prévu, Vasari a lancé son cristal et a manqué sa cible. Voulant éviter le Bébé, il a atterri au milieu de nulle part. Je n’avais plus qu’à dégoupiller une grenade.
Je tenais enfin un kat cristal dans la main. Je suis resté quelques instants fasciné, paume inclinée, pour observer l’objet. Légèrement plus grand qu’un kat classique, il avait la forme simple et épaisse des kats de l’époque moderne. Sa transparence était totale. Seule l’image de l’esprit, gravée en son centre, flottait au-dessus de ma peau.
Malheureusement, cela ne m’a pas suffi pour boucler la manche. Acculé, j’ai fini par devoir lancer le cristal à l’autre bout de la table, pour tenter de capturer un groupe de trois pluies derrière une anfractuosité du plateau. C’était la première fois que je lançais un kat cristal – évidemment, il ne rebondissait pas du tout comme je l’imaginais. Plus que tous les autres, il avait sa vie propre. Il était lourd, résolu, précis ; encore fallait-il connaître sa forme et sa densité sur le bout des doigts.
“Je le veux !”
J’étais déterminé à gagner cette partie et remporter ce kat. Je voulais profiter du fait que Vasari s’imaginait déjà oracle de cristal pour lui subtiliser le titre par surprise.
“3-1. Engagement Seti !” a crié l’arbitre.
Il ne fallait plus que je perde une seule manche, que j’amène Vasari jusqu’en prolongations.
J’ai ralenti encore mon rythme, et me suis concentré sur la surface de la table. Le côté de Vasari était légèrement plus rugueux. C’était pour cette raison que les kats que j’envoyais loin ne rebondissaient presque pas.
Je suis remonté à 3-2, puis à 3-3, in extremis.
Vasari ne riait plus du tout, et le silence avait gagné la salle sombre. Les doubles coups de canons s’enchaînaient dehors, signe que les oracles de cristal en place se maintenaient. Sauf chez nous !
“Tout peut arriver, même le moins probable” a sifflé Sidini.
“Gamin, tu ne passeras pas !” m’a lancé Vasari au début de la septième manche.
“Je ne suis pas un gamin. Je suis la Rage”
“Ha ha haaa ! Bien sûr, bien sûr. Et moi le Rire”.
Mon adversaire a observé une pause.
“Et le Rire est toujours plus fort que la Rage”.
“Je ne crois pas”.
Je répondais du tac au tac. Moi qui avais normalement du mal à parler en public, et qui n’avais jusque-là jamais eu beaucoup de répartie, voilà que les mots fusaient hors de ma bouche, comme des vagues. “C’est mon esprit qui parle à ma place” je me suis dit en regardant mon triangle briller derrière la pièce de verre de son écrin.
Quatre autres manches ont été nécessaires pour nous départager. J’ai gagné la première, Vasari la suivante, et moi les deux dernières. Vasari craquait. L’émotion qui l’avait submergé après sa victoire contre Mekan l’avait affaibli. Pour l’un de ses lancers, notamment, il a été victime de ce qu’on appelle, aux kats, un mur : le bras s’arrête à mi-parcours, comme bloqué par une force invisible. Ça arrive par manque d’échauffement, par déconcentration, ou quand la pression retombe, ce qui était le cas ici. Peut-être que c’était le destin.
Lorsque son kat Chasseresse, le dernier de sa main, est venu mourir à un cheveu d’un Oubli, j’ai fermé les yeux. Ça y est, j’avais réalisé l’impossible ! Personne ne s’attendait à ce que Mekan perde contre Vasari. Une victoire contre un oracle de cristal était déjà un événement suffisamment rare – alors Vasari s’était cru protégé, et n’avait pas accordé autant d’attention qu’il aurait dû à son adversaire suivant, un jeune qualifié du nom de Seti, oracle du Feu depuis moins de vingt-quatre heures ! Le fait que personne n’ait eu le temps d’analyser mon jeu, mes forces et mes faiblesses, m’avait aidé à surprendre les oracles du Volcan.
Les prêtres et prêtresses ont laissé entendre un murmure d’approbation. Même si je n’étais pas académicien, j’avais prouvé que je méritais de défendre le kat de cristal, et de faire partie du Haut Conseil.
Alefs s’est précipitée vers moi pour me féliciter. Kileff, derrière elle, avait une mine réjouie et la larme à l’œil.
“Le cristal revient à la maison du Feu ! Cela fait des années que ce n’était pas arrivé !”
Mekan s’est approché de moi et m’a tendu l’écrin, dans lequel l’arbitre avait replacé l’objet convoité, orné du cercle transparent à trois branches.
“Fais-en bon usage”.
J’ai levé les yeux vers le colosse aux épais cheveux roux. Curieusement, il avait l’air soulagé. J’avais cru remarquer, à plusieurs reprises pendant mon duel, que Mekan me faisait des signes d’encouragement de la tête. Peut-être que j’avais de l’imagination. Mais je savais aussi que Mekan détestait Vasari. Il préférait clairement que je prenne sa relève, plutôt que ce soit l’oracle du Rire.
Est-ce que j’aurais pu battre Mekan directement ? Je suis persuadé que non, encore aujourd’hui. Il n’y avait que Vasari qui était à ma portée ce jour-là. Un Vasari diminué par l’orgueil de sa récente victoire.
Sidini, l’oracle d’or, est venue à son tour me féliciter.
“Tu es très mûr pour ton âge, Seti. Tu as su imposer ton rythme. Résister à la pression est l’une des plus grandes qualités d’un oracle amené à prendre des décisions importantes.”
Elle a souri sans animosité.
“Demain, c’est le jour d’or. J’ai hâte de jouer contre toi”.
J’étais estomaqué. Elle aurait pu dire : “J’ai hâte de te battre à plate couture et d’anéantir tes espoirs pour les dix ans qui viennent”. Mais elle avait insisté sur le fait que c’était un duel important, unique dans l’année, celui où les oracles de cristal rencontrent les oracles d’or et tentent de prendre leur place. Je pense qu’elle voyait surtout dans ce duel la beauté du jeu, des kats virevoltant au-dessus des symboles et des lignes du plateau, les esprits qui tentent de prendre le dessus dans une valse millimétrée. Pas simplement un combat pour le pouvoir. Presque une collaboration.
Épisode 17 : Jour d’or
Le lendemain, des rumeurs folles ont commencé à circuler dès les premières heures. Il y avait un “coup d’état” et des “incidents” du côté du temple des Montagnes du Nord et du temple de rubis.
En réalité, rien de tout ça n’avait eu lieu. Mais la maison du Torrent était tout de même dans l’agitation la plus totale : Villi, le nouvel oracle, avait disparu avant même le début des duels de cristal. Il ne s’était pas présenté dans l’arène centrale aux côtés des cinq autres oracles du Nord.
Je ne comprenais pas : Villi ? Enlevé lui aussi ?
“Non, apparemment, il a fui de son propre gré.”
Alefs revenait du Conseil, où une réunion de crise avait été organisée.
“Mais il a toujours voulu être oracle !” j’ai répondu interloqué.
“Eh bien maintenant, il est Anti-oracle du Trou Noir”.
“Anti-oracle du… ?”
Pendant le jour de cristal, les Anti-oracles, qui ne reconnaissent pas le Haut Conseil, avaient organisé leurs propres Hauts Duels. Les six postes d’oracles de rubis du Grand Désert, du Volcan, de la Forêt des Pluies, du Trou Noir, des Montagnes du Nord et des Hautes Vagues étaient mis en jeu. Mon ami Villi avait donc choisi de quitter le Conseil pour faire défection et passer chez les Anti-oracles.
“C’est vrai qu’il s’est toujours senti faire partie du Trou Noir…”
J’étais songeur. Je me sentais trahi. Pourquoi est-ce qu’il ne m’avait pas prévenu ? On aurait pu en parler, ou ne serait-ce qu’évoquer le sujet.
“Peut-être que comme toi, il ne connaissait pas très bien les Anti-oracles avant d’arriver à Vedhea. Il a sauté sur l’occasion. C’est une secte en plein essor.”
Alefs avait l’air très sérieuse.
“Une secte ?” j’ai demandé.
“Bon, disons, un ordre non reconnu. L’un de leurs buts est de rétablir les kats bannis et de supprimer le régime d’exception du Temple du Trou Noir.”
C’était donc ça ! Le premier jour, Villi avait dit qu’il n’aimait pas le fait que seuls les académiciens puissent participer aux Grands Duels du Trou Noir. Il se révoltait maintenant pour qu’il y ait un changement radical à Vedhea, et dans toute Grande-Île.
“Quelqu’un du temple de rubis a dû le recruter pendant le tournoi.” a ajouté Alefs. “Et maintenant, il fait officiellement partie des Anti-oracles. Il a gagné son duel de rubis hier, haut la main apparemment. Il fait officiellement partie des six renégats.”
Je n’en revenais pas. Bien sûr, notre but commun, notre but secret, à Villi, Corae et moi, et à tous les membres du Réseau, c’était de peser de tout notre poids au Conseil pour lutter contre le système des académies, qu’on jugeait cruelles. Moi le premier ! Mon propre frère avait été arraché à mes parents par l’une de ces institutions de malheur. Mais comment nous faire entendre, si on n’était même plus membres du Conseil ?
“C’est la première fois qu’un oracle en place devient Anti-oracle.” a continué Alefs. “Ça fait en tout cas très, très longtemps que ce n’était pas arrivé.”
Elle a pris un air embarrassé.
“J’espère que ça ne te retombera pas dessus. Tout le monde sait que tu es un ami proche de Villi”.
Je me suis redressé.
“Mais justement ! Je veux pouvoir lui parler !”
Kileff, sorti de sa léthargie, m’a fait signe de me rasseoir.
“Hep hep hep, du calme. Aujourd’hui, c’est le jour des duels d’or. Tu dois rencontrer Sidini dans la chapelle d’or du Volcan. On verra la suite plus tard.”
“Laissez-moi aller à la maison du Torrent !”
“A quoi ça sert ? Elle est vide.”
“Alors, au temple de rubis !”
“Hors de question. Les oracles de cristal et d’or n’ont pas à se rabaisser à rendre visite à ces mécréants.”
J’étais désespéré. Alefs a posé sa main sur la mienne :
“Ne t’inquiète pas. On y verra plus clair après les duels d’or. Pour l’instant, le Haut Conseil n’est que provisoire. Les Rubis en profitent.”
En marchant vers le bâtiment central du Temple de Basalte, nous avons été interrompus par un messager du Haut Conseil, hors d’haleine sur les pavés de l’allée.
“La… La cérémonie d’ordination de ce soir sera avancée de d-deux heures ! Les oracles d’or et de cristal sont priés de se rendre en salle haute dès que possible.”
“Pour… cette histoire de défection ?” a demandé Alefs.
“Exactement ! Villi, le nouvel oracle du Torrent, a emporté avec lui le kat original de sa maison. C’est un crime grave. Nous…”
Cela a ajouté à ma confusion. Qu’allaient-ils faire à Villi ?
Le messager a repris son souffle :
“Les Rubis ont lancé un ultimatum au Haut Conseil. Ils exigent des duels en bonne et due forme avec les oracles d’or. Ils demandent à ce que les esprits parlent. Si nos oracles d’or gagnent, les Anti-oracles s’engagent à rendre le kat du Torrent et à cesser leurs actions.
“Ça fait des années qu’ils demandent ces duels” a fait observer Kileff, qui écoutait d’une oreille distraite.
“Oui. Mais le vol du kat historique du Torrent est du jamais-vu” a fait remarquer Alefs.
“Tu penses que les oracles d’or vont accepter d’aller rencontrer les Anti-oracles ? Ils ont toujours refusé.”
“La coupe est pleine” a répondu le messager. “Le Haut Conseil a pour mission de défendre tous les kats et esprits quels qu’ils soient. Et le Torrent en fait partie. S’il faut défier les Anti-oracles, faisons-le ! Les esprits trancheront !”
A la pression du duel contre Sidini s’ajoutait maintenant celle de l’affrontement prochain contre les Anti-oracles. Ainsi, si je gagnais contre l’actuelle oracle d’or du Volcan, je pourrais faire partie de l’équipe qui allait devoir chercher le kat du Torrent dans le temple de Rubis. J’en avais énormément envie, bien sûr. J’avais l’impression qu’en allant voir Villi directement, je pourrais trouver un terrain d’entente et interrompre la spirale de l’incompréhension. Je pensais sincèrement que Villi faisait fausse route en s’engageant contre le Haut Conseil. Je voulais le ramener à la raison. Encore une fois, il avait été emporté par son orgueil ! Faute d’accepter de n’être qu’oracle des Montagnes du Nord, il avait préféré troubler l’ordre en place pour devenir un oracle secondaire d’une maison non reconnue du Trou Noir. Quel gâchis…
“Tu as mis une belle pagaille, Villi” j’ai pensé en souriant et en pensant à notre parcours depuis les salles de jeu clandestines de Zakel.
La chapelle d’or était un lieu bien plus petit que ce que j’imaginais. D’élégantes colonnes de pierre dorée encadraient un hexagone d’à peine trois mètres de rayon. Au centre, une table, hexagonale elle aussi, présentait des reflets irisés et des plateformes à peine perceptibles. Pièges subtils. La lumière était zénithale.
Seule Sidini, quelques prêtres et moi étions présents. Les autres oracles n’étaient pas conviés. C’était un véritable duel à huis clos, presque méditatif. Chaque cliquetis, chaque rebond résonnait pendant plusieurs secondes, ce qui donnait l’impression d’entendre les kats parler.
Les règles étaient plus classiques que celles des duels de cristal. J’avais en main mon kat de cristal, Sidini son kat d’or, et on pouvait former le reste de son deck à sa guise, avec une limite concernant le nombre de pluies et black holes. J’avais choisi un deck lourd en cratères, pour limiter les dégâts de son or du Volcan.
Le kat d’or a pour pouvoir la concentration : sa propriétaire peut à tout moment l’invoquer pour rassembler les kats en jeu au milieu du plateau, bord contre bord, pour mieux les capturer en masse. De plus, le kat d’or possède le pouvoir de sa région – ici le pouvoir cratère.
Je m’étais entraîné à manipuler mon kat cristal pendant la nuit précédente, et une partie de la matinée, mais ça n’a pas suffi.
Malgré tous mes efforts, le jeu de Sidini était sans pitié. La moindre erreur de ma part aboutissait automatiquement à un assèchement – le fait de laisser peu de kats sur la table – et à des coups de plus en plus incertains car de plus en plus risqués.
J’ai perdu les deux premières manches en quelques minutes.
Revenu à égalité lors de la troisième manche, j’ai cru pouvoir infléchir le cours du duel… Mais deux gros plats de l’or de Sidini m’ont définitivement assommé. 19-3.
J’étais presque soulagé qu’il n’y ait pas trop de public pour voir ma défaite humiliante. Les autres oracles se seraient rendu compte que je ne méritais même pas le kat de cristal !
“Tu as perdu tes moyens contre l’esprit métallique” s’est contentée de dire Sidini en me tendant la main. “C’est normal. Jouer contre l’or n’est pas facile. Ça ne s’apprend pas n’importe où…”
J’étais abattu. Mon espoir de revoir Villi s’envolait. Comme j’aurais aimé posséder le kat d’or du Volcan, pour aller défier les Anti-oracles sur leur terrain !
“Tu as un an pour te repasser cette partie en mémoire…”
Elle avait une voix douce mais ses mots faisaient mal.
J’ai baissé la tête et regardé mon kat de cristal et mon kat du Feu. J’étais tout de même fier de posséder ces deux triangles, et de faire partie du Haut Conseil. Les choses allaient dans la bonne direction.
Mais j’avais aussi l’impression désagréable d’avoir laissé passer ma chance. L’année prochaine, est-ce que je serais aussi bon, est-ce que je pourrais me maintenir comme oracle du Feu – et résister aux quatre duels contre Vasari, Sana Ipia, Olena et Mekan, et potentiellement plein d’autres, qui voudraient me reprendre le cristal ?
Épisode 18 : Deux visions du jeu
La fièvre commençait à se faire sentir chez moi, tandis que je cheminais vers le Haut Conseil, escorté d’Alefs et de Kileff. Exténué par les récents événements, j’étais en train de tomber malade.
Le premier Haut Conseil de ma vie m’est pourtant resté nettement en mémoire. Les douze oracles, dont moi, étions assis sur un profond banc de pierre en forme de U. Les six oracles de cristal devaient se placer côté mur, et les six oracles d’or côté loggia. La salle elle-même, située au douzième étage, était richement décorée, reprenant les motifs des principaux temples, et l’hexagone qui symbolisait l’union des six régions de Grande-Île.
Côté cristal, il y avait Hail des Hautes Vagues, Rei Happa de la Forêt des Pluies, Yeu Happa des Montagnes du Nord, Ikkam du Grand Désert, et Iyad du Trou Noir. On était tous assez jeunes, sauf Yeu Happa qui avait bien dix ans de Haut Conseil derrière elle. Hail, du Réseau Secret, avait battu Helleles et j’étais content de la retrouver ici. Elle avait beaucoup d’humour et on s’est bien entendus tout de suite. L’écrin de cristal des Hautes Vagues et l’habit noir lui donnait un air épique, elle qui portait plutôt des vêtements de clown du temps du Réseau. Elle avait bien gardé, en revanche, sa personnalité de clown.
Ni Corae ni Katapulte n’avaient réussi à se hisser jusqu’au Haut Conseil, malheureusement. J’étais le seul du groupe à être parvenu aussi loin.
Quant à eux, les oracles d’or étaient en place depuis plus longtemps : Sidini, Zem Fe, Lili Doem, Rhegg, Agiu et Telleles avaient une longue expérience.
Lili Doem, Agiu et Telleles étaient de véritables idoles pour moi, je scrutais le moindre de leurs gestes et buvais leurs paroles. Si Lili était bavard, Agiu et Telleles, respectivement du Grand Désert et du Trou Noir, se contentaient de peu de mots. Agiu portait une sorte de cuirasse typique du Grand Désert, ce qui lui donnait l’air de revenir de guerre.
Les discussions tournaient autour de l’attitude à adopter face aux Anti-oracles. On m’a posé quelques questions sur la personnalité de Villi, sur sa façon de jouer, mais pas plus que ça. J’ai appris par la suite que la plupart des oracles d’or se méfiaient alors de moi, pensant que mon amitié avec Villi faisait de moi un traître en puissance. Quand j’ai émis l’idée de faire partie du groupe chargé d’établir un contact avec le temple de Rubis, on m’a clairement fait comprendre que je n’avais rien à faire là-bas.
Au Haut Conseil, les oracles d’or disposent de trois voix chacun, contre deux pour les oracles de cristal. C’était vite vu.
Au Conseil des 36 oracles, ce rapport de force est conservé, les autres oracles n’ayant qu’une seule voix. Ensemble, les douze oracles d’or et de cristal ont donc plus de poids que les 24 autres.
A la fin de la séance, on a voté. Il a été décidé à l’unanimité que le Haut Conseil acceptait le défi lancé par les Anti-oracles, à l’exception d’un point spécifique négocié par les oracles du Trou Noir.
En résumé, les six oracles d’or allaient rencontrer les six oracles de rubis en terrain neutre et les affronter en duels totaux, c’est-à-dire en autorisant les kats cristal, or et rubis.
En cas de victoire des oracles d’or, le kat d’origine du Torrent, volé par Villi, serait restitué et le temple de Rubis serait officiellement fermé. Les Anti-Duels seraient interdits.
En cas de victoire des Anti-oracles, en revanche, ce serait la révolution. L’une des interprétations des textes sacrés serait remise au goût du jour : c’est-à-dire que le Haut Conseil s’engagerait à réformer l’institution, à réintégrer les kats de rubis, et plus généralement à réhabiliter les kats bannis dits “du Troisième Livre”. Cette mesure concernait plus d’une soixantaine de kats qui avaient été censurés par le Conseil et n’avaient plus le droit d’être produits à Grande-Île. Des versions originelles de ces kats étaient entreposées dans le temple de Rubis. Cela concernait des esprits mineurs ou des modes de jeu anciens. Bref, une victoire des Anti-oracles aurait pour conséquence directe d’augmenter drastiquement la taille du Conseil, en autorisant la désignation d’un certain nombre de nouveaux oracles.
Toutefois, Telleles et Iyad, du Trou Noir, avaient exigé que leur temple échappe à la réforme en cas de défaite des oracles d’or, à la condition que Telleles gagne son duel contre l’Anti-oracle du Trou Noir… Villi, donc !
Il y avait deux enjeux bien distincts : la victoire générale, aux points, des six oracles d’or ; et la victoire de Telleles contre Villi en particulier, pour défendre les privilèges du Trou Noir.
Alors que la soirée était déjà bien avancée, et que la nuit tombait sur Vedhea, un messager a été envoyé au temple de Rubis.
Moins d’une heure plus tard, la réponse des Anti-oracles nous parvenait : les six duels étaient acceptés ! La nouvelle s’est répandue à toute vitesse dans la ville.
Les Anti-oracles misaient gros avec ces duels. S’ils perdaient, leur temple était fermé pour de nombreuses années. Et eux-mêmes seraient privés de Grands Duels jusqu’à la fin de leur vie. Sachant que les oracles d’or sont les meilleurs lanceurs du monde connu, le pari était casse-cou. Je reconnaissais bien là la marque de Villi !
L’assemblée s’est dispersée et nous avons rejoint nos maisons et nos temples. Mon mal de tête s’intensifiait et la fièvre m’enveloppait… J’ai passé les trois jours suivants au lit, aux petits soins d’Alefs et Kileff, dans le luxe spartiate de ma maison du Feu.
Épisode 19 : Où est Kagen Alliol ?
Les six duels de rubis avaient lieu en début de semaine suivante. Beaucoup de gens voulaient assister aux matchs, d’une importance capitale pour Grande-Île, mais le nombre de places était limité. Il avait été convenu que les duels se passeraient sur Igham, un bras de fleuve légèrement à l’écart de Vedhea. Igham possédait un temple en ruines, muni de quelques gradins et d’une table aux dimensions règlementaires. Les deux délégations n’avaient pas le droit d’entrer en contact avant les duels.
Quand ma fièvre a commencé à diminuer et que j’ai pu sortir du lit, j’ai décidé de rejoindre Corae et Katapulte au Conseil. Ils s’entraînaient, avec Hail du Pélamide et Odhas du Saumon-Sorcière, à viser des kats extrêmement loin tout en courant. Pas facile.
Hail faisait semblant de fermer les yeux et de se prendre des colonnes dans la figure, pour se moquer de certains académiciens.
“Je vois… je vois… un mur !”
Corae n’arrêtait pas de rire, et Katapulte courait dans tous les sens en jetant ses kats alternativement à droite et à gauche, n’ayant visiblement pas compris les règles de ce nouveau jeu.
“Tu as l’air dans le gaz, Seti !” m’a crié Hail en me jetant un Espadon à la figure.
“Mmh oui, je suis un peu KO encore.”
“C’est le pouvoir du cristal qui te met dans ces états ?”
“Tu as pu parler à tes parents ?” a demandé Corae.
“Oui !”
Je les avais eus la veille. Ils étaient contents pour moi, n’arrivaient pas à croire que j’avais gagné aux Hauts Duels, et avaient décidé de repartir habiter dans notre ancienne maison. “Les esprits sont avec toi, je savais que tu irais loin” m’avait dit mon oncle. Les trois avaient enfin eu l’autorisation de venir à Vedhea, et comptaient le faire la semaine suivante, après les duels de rubis. La conversation avait été courte, parce que j’avais l’impression que nos échanges étaient interceptés. Je ne pouvais pas parler de ce que j’avais vu au centre d’entraînement des Monts du Nord : la photographie de celui qui ressemblait fortement à mon frère jumeau. Je préférais leur en parler de vive voix quand je les verrais.
“Tu as un frèèère ?” s’est exclamée Hail.
“Chut !” J’ai jeté des regards de chaque côté. “Moins fort. Je ne sais pas”.
“C’est encore une histoire tordue de l’académie…” a commencé Corae.
J’ai tout expliqué à Hail. Même si elle était ultra bavarde, je lui faisais confiance pour garder sa langue.
“Je vais mener l’enquête de mon côté” j’ai ajouté. “Peut-être que d’anciens académiciens des Montagnes du Nord ont croisé mon frère ces dernières années.”
“OK !” a embrayé Hail. “Ça m’intéresse ! J’ai envie de savoir moi aussi ! Allons demander !”
“Attends un peu !”
J’ai jeté un coup d’œil sur le reste de la salle. Je cherchais Ifie Rayo, le nouvel oracle de la Neige Rouge. Nos regards s’étaient croisés pendant la cérémonie de fin des Grands Duels et j’avais trouvé qu’il avait fait une drôle de tête, comme s’il m’avait reconnu. C’était un gamin de cinq ans seulement, à la peau mate, le plus jeune de tous les oracles.
“Mais il n’est pas du Réseau Secret ?” a demandé Hail. “Je croyais”.
“Non” a répondu Corae. Il n’a pas l’air d’un académicien, mais c’est juste parce qu’il est tout petit. Il n’ont pas eu le temps de lui inculquer leurs, euh… manières…”
“Prochaine réunion du Conseil, je demanderai la dissolution des académies !” a rigolé Hail.
“Ha ha. Bonne chance”
“Je suis sérieuse !”
Elle a arrêté de rigoler. “Souvenez-vous, on est du Réseau Secret. C’est écrit dans la charte du club : mort à l’académie !”
“Mais chut” j’ai dit nerveusement. “Arrête de délirer. Quand on sera majoritaires, peut-être. Mais c’est loin d’être le cas, regarde autour de toi…”
Quasiment tous les oracles étaient d’anciens académiciens.
“Ah, parce qu’on ne peut pas être académicien et détester l’académie ?” a demandé Hail en souriant naïvement. “Moi par exemple, j’ai été un an au collège, et je déteste le collège… c’est bien pour ça que j’ai fugué !”
Corae a pouffé. J’ai sursauté.
“Hé ! Là. C’est lui, Ifie Rayo. Le petit à capuche”
Le jeune oracle de la Neige Rouge était plongé dans un livre plein de symboles bizarres, assis par terre contre une colonne.
“Tu te caches ?” a dit Hail en s’appuyant contre le pilier.
“Lui fais pas peur” a sifflé Corae.
Katapulte, qui nous avait perdu de vue, a accouru vers nous.
Ifie Rayo a levé les yeux. Un air de panique est passé sur sa bouille ronde.
Je me suis accroupi à sa hauteur. Sa panique redoublait.
“Dis-moi… est-ce que mon visage te dit quelque chose ?”
Sans répondre, il s’est levé d’un coup, a refermé son épais livre et s’est enfui à toutes jambes.
“Eh ben c’est malin” a commenté Corae.
Hail a explosé de rire.
“Enquêteur de génie, Seti ! Maintenant, il va donner l’alarme et tu ne sauras jamais où est ton frèèère !”
Je me suis jeté à la poursuite d’Ifie, mais le petit était rapide et s’était déjà faufilé dans un dédale de couloirs du Palais du Conseil.
Ce n’est que deux jours plus tard que j’ai eu des nouvelles de lui. Alors que je rentrais au Temple de Basalte depuis le Conseil, avec Alefs et Kileff, un garde des Monts du Nord m’a remis un message dans une enveloppe cachetée. “De la part de l’oracle de la Neige Rouge, Rayo Ifie”.
J’ai ouvert la lettre une fois seul dans ma chambre. Sur le papier, une écriture enfantine disait :
LIK OLEN LAGA = KAGEN ALLIOL
avec des petites flèches pour indiquer que les deux noms étaient formés des mêmes lettres, agencées dans un ordre différent. C’était clairement Ifie qui avait écrit ça.
Kagen Alliol ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? J’avais déjà vu ce nom quelque part. Mais où ?
Trois heures plus tard, je m’en suis souvenu : c’était l’un des noms présents sur le tableau qualificatif des Montagnes du Nord ! J’avais été voir ce tableau pendant que Villi jouait, l’un des premiers jours, et déçu de ne pas trouver de “Lik Olen Laga”, j’en avais déduit que mon frère jumeau n’avait pas été choisi par son académie pour participer au tournoi.
J’ai rangé le mot d’Ifie dans mon écrin et j’ai dévalé les marches de la maison du Feu. Direction : le Temple du Nord !
Je suis arrivé essoufflé sous la porte principale. Les allées étaient vides, on était en début d’après-midi. Je cherchais le tableau qualificatif.
“Ouf !”
Par chance, il était resté affiché. Le papier, attaqué par les intempéries, partait en lambeaux, mais on voyait encore les noms de la plupart des participants.
“Kagen Alliol !”
Un certain Kagen avait bien participé aux qualifications du kat du Piège, parmi les centaines d’inscrits. Il avait passé deux tours, puis s’était fait battre à la fin de la première journée.
Alors il n’était plus là. Avait-il dû retourner dans son centre d’entraînement perdu dans les montagnes ? Avait-il été exclu de l’académie ? Si mes parents avaient le droit d’entrer dans Vedhea, c’était aussi peut-être pour ça : ils ne risquaient plus de croiser le fils qu’on leur avait enlevé…
Qui pourrait m’en dire plus ?
Épisode 20 : Duels de rubis
Les kats rubis sont assez gênants car leur pouvoir consiste à désactiver ceux de l’adversaire. Ce pouvoir n’est valable que tant que le kat rubis est posé sur le plateau – ce qui le rend, et c’est son point faible, capturable.
Comme les kats d’or peuvent les rappeler au centre du plateau à tout moment, les kats rubis sont assez difficiles à jouer contre des or.
Tout Vedhea connaissait maintenant l’enjeu de ces six duels, et la ville était remplie de badauds et de notables. Qui avait réussi à obtenir des places pour le temple en ruines d’Igham ? Le jour était historique.
Outre les six oracles d’or, les 30 autres oracles étaient invités. On était installés au premier rang. Comme j’étais oracle de cristal, j’étais sur les premiers gradins, et je n’ai pas pu me lever pour aller voir Ifie Rayo – je ne l’avais pas revu depuis l’épisode de son message cacheté. Tant pis, ça pouvait attendre.
Les Anti-oracles se faisaient désirer. Lorsqu’ils sont enfin apparus, la salle s’est échauffée brusquement. Des clameurs fusaient. “A bas les Anti-oracles !”, “Traîtres !”, alternaient avec des hourras d’encouragement : “Vive les Rubis ! Vive le grand jeu !”. Le grand jeu désignait la tradition représentée par les Anti-oracles, avec le retour éventuel des dizaines de kats bannis. Visiblement, tout le monde n’était pas d’accord sur la légitimité de cette interprétation des textes. Les causes de la bataille étaient plus profondes qu’il ne paraissait au premier abord. La fuite de Villi avait servi de détonateur, mais les esprits bouillaient depuis plusieurs années.
Villi, justement, est entré le dernier. Je l’ai à peine reconnu. Il avait une longue robe rouge et noire, et portait un bandeau orné du cercle rouge du Trou Noir sur le front. Il avait les cheveux complètement rasés. Je voulais lui faire un signe, mais il gardait les yeux fermés. Il se concentrait sur le duel à venir contre Telleles.
Mon cœur s’est serré. Pourquoi est-ce qu’il ne jetait même pas un regard dans notre direction ? Katapulte, Corae et moi n’attendions que ça. Est-ce qu’il nous considérait maintenant comme des traîtres ? Comme de mauvais amis ? Est-ce que j’aurais dû fuguer moi aussi, et le suivre au temple de Rubis au premier jour des Hauts Duels ?
En le voyant, parmi ses cinq nouveaux amis Anti-oracles, je me disais qu’il avait peut-être eu raison… Et si sa cause était juste ? C’est vrai qu’on s’était jurés de lutter contre l’Académie, contre les règles injustes de la tribu du Trou Noir…
Les deux arbitres se sont levés. L’un était un prêtre du Conseil, l’autre un prêtre du temple de Rubis. Le premier duel concernait les représentants des Hautes Vagues.
Zem Fe, oracle d’or et oracle du Tourbillon, affrontait l’Anti-oracle Odj Room, un garçon blond aux cheveux longs. Comme Villi, il avait une robe noire et rouge, et un bandeau avec le signe des Hautes Vagues, stylisé à l’antique.
Odj était un ancien académicien et avait un niveau exceptionnel, mais il a eu la malchance de tomber sur la prodige Zem Fe au moment où celle-ci était sans doute à son plus haut niveau. Zem Fe ne perdait absolument rien à l’époque. On disait que c’était la troisième oracle la plus forte, derrière Telleles et Lili Doem.
En trois manches de 7 points, la partie était pliée. 1 partie à zéro pour les oracles d’or. Un soupir de soulagement a parcouru les gradins.
Le second duel voyait l’Anti-oracle des Pluies, Gillier, se mesurer à Lili Doem. Celui-ci portait une tunique verte avec le symbole de l’arbre à six fleurs, comme pour rappeler qui était le porte-drapeau de cette région.
Lili était l’un des meilleurs lanceurs de Grande-Île, mais Gillier était réputé le plus agile des Anti-oracles, ainsi que leur chef spirituel. C’était lui qui avait recréé l’ordre et réorganisé le temple de rubis. A vingt-trois ans, il avait déjà cinq ou six ans d’actions d’éclat derrière lui. Il s’était donné comme mission ultime de ramener les oracles de rubis au Conseil. Pour lui, c’était maintenant ou jamais.
La partie a bien commencé pour Doem mais l’oracle d’or a vite paru jouer au tiers de ses capacités. Le public poussait des cris d’étonnement : pourquoi n’utilisait-il pas son kat d’or à tel ou tel moment critique, alors qu’il avait tout intérêt à le faire ? L’incompréhension montait.
Gillier, avec son petit air sournois, n’avait plus qu’à dérouler. Lili n’essayait même pas de capturer l’Anti-oracle de son adversaire. Autant en profiter ! Gillier a rapidement cessé de le défendre.
Très logiquement, Lili Doem s’est incliné à la cinquième manche. Les Rubis revenaient au score, 1-1 !
Puis ça a été au tour de Villi. Le public s’est déchaîné.
Telleles a déplié sa longue silhouette et s’est levé pour son duel. Le match était d’autant plus important que si Villi gagnait, le temple du Trou Noir perdrait ses prérogatives, et son système de préselection critiqué. Seuls les riches et les protégés de l’Académie pouvaient faire partie du Trou Noir. Et comme l’Académie était riche, elle avait une grande influence sur la tribu qui fabriquait les black holes. Et sur Grande-Île toute entière.
Le public était particulièrement impressionné par le kat d’or du Trou Noir. C’était la pièce la plus forte du jeu à cette époque, puisqu’elle combinait le pouvoir black hole et le pouvoir de concentration. C’était elle qui réglait tous les conflits. Et Telleles l’avait sortie ! Il l’avait à la main et comptait bien s’en servir. Pour écraser Villi.
En se dirigeant vers la table, celui-ci a enfin ouvert les yeux, et nous a cherchés du regard. Il m’a fait un clin d’œil, une demi-seconde, avant de se tourner vers son adversaire.
Ainsi il ne m’en voulait pas ! Il avait simplement un plan, et avait rejoint les Anti-oracles parce qu’il pensait sans doute sincèrement que c’était la meilleure chose à faire. Je ne savais plus quoi penser, ni qui soutenir. J’étais pour les oracles d’or ; mais j’étais aussi pour Villi, contre Telleles.
Iyad, l’oracle de cristal du Trou Noir, conseillait son ami par des signes de la tête. Les deux communiquaient énormément, ce qui m’a étonné. Comment ferait Telleles s’il était seul ? Iyad l’avait-il seulement défié lors des duels d’or ? Peut-être pas. C’était rare que les oracles d’or et de cristal d’une même région s’entendent aussi bien – en général, il existait une rivalité, au moins souterraine, entre eux.
Villi se concentrait mais on sentait qu’il ne maîtrisait pas encore totalement son kat de rubis. Ayant dû l’utiliser à plusieurs reprises en fin de manche, parce qu’il n’avait tout simplement plus d’autres pièces disponibles, il jaugeait mal le poids et la forme très particulière de ce kat. Ses pointes le rendent imprévisible ; on le dirait animé d’une vie propre. J’ai eu l’occasion de le jouer plusieurs fois par la suite, et ce type de rubis primitif est extrêmement peu fiable.
Telleles, lui, n’avait aucun mal avec son kat d’or. Il faisait très mal, parfois même dès le début d’une manche, quand il n’y avait que trois triangles en jeu.
Malgré les efforts de Villi, qui a tenté toutes les stratégies, Telleles a engrangé les points et ne s’est jamais laissé coller au score. Le duel s’est achevé sur un sec 20-6.
Villi a fait une grimace de douleur et s’est tourné vers moi et Corae. J’ai eu de la peine pour lui. Si son pari ratait, qu’allait-il devenir ? Devrait-il retourner à Zakel ?
A 2-1 pour les oracles d’or, rien n’était joué pour autant. Le quatrième duel opposait Sidini Eleaza, du Volcan, à Signa, une fille masquée, que personne ne connaissait. Pourquoi est-ce qu’elle cachait toute la partie inférieure de son visage ? Est-ce que c’était une ancienne académicienne, ou oracle ? Peu probable.
Le kat d’or du Volcan n’est pas le plus puissant des six. Son seul intérêt est qu’il peut avaler des kats cratère lors d’une concentration. Mais Signa n’était pas une débutante et elle n’a pas fait l’erreur de placer des kats cratère dans son deck.
Sidini n’avait donc qu’à chérir son kat pluie pour pouvoir espérer capturer le maudit rubis qui la narguait à chaque début de manche.
Ça n’a pas suffi : l’oracle d’or du Volcan a perdu 18-10. J’étais choqué : l’oracle de rubis était plus forte que celle qui m’avait battu à plate couture quelques jours plus tôt ? Le doute s’installait en moi.
Les ruines du temple abandonné d’Igham résonnaient de cris et d’applaudissements. L’atmosphère se tendait au fur et à mesure que les nuages s’accumulaient au-dessus de Vedhea et que le soleil disparaissait. De puissantes lampes ont été installées pour le cinquième et avant-dernier duel : celui des Montagnes du Nord.
Les oracles d’or semblaient saisis par la torpeur. Le public ne comprenait pas. Étaient-ce la tension et l’enjeu de ces duels inattendus qui les déstabilisaient ?
Quelques spectateurs murmuraient que les Anti-oracles avaient saboté la table, et la faisaient bouger quand leur adversaire jouait. Mais c’était faux, évidemment. Tout avait été minutieusement contrôlé par les deux factions avant les duels.
Rhegg s’est avancé pour serrer la main de Paqlai, son Anti-oracle, mais celui-ci n’a pas daigné lui jeter un regard.
Les points et les manches se sont enchaînés en faveur du lanceur rebelle. Puis Rhegg s’est ressaisi et a fait tinter son kat d’or à pouvoir chaîne. Paqlai avait du mal à suivre le rythme.
On se dirigeait vers un score de 3 duels à 2 pour les oracles d’or.
Rhegg a poussé un cri de soulagement en plaçant un Chute sur un kat lointain. Paqlai n’avait plus que son rubis, qu’il n’a pas réussi à faire rebondir correctement.
Il restait une partie : le Grand Désert. Techniquement, les oracles d’or menaient, mais s’ils perdaient ce duel, il faudrait compter les points. Et à ce jeu, les Anti-oracles étaient pour le moment légèrement devant.
Tout le monde retenait son souffle. Rétrospectivement, chaque personne présente ce jour-là garderait en mémoire la suite des événements.
Agiu, l’oracle d’or du Grand Désert, s’est avancé vers le centre de l’arène, avec son habit en plaques de métal et ses épaulettes, cheveux coupés plus courts encore que d’habitude. Il avait quinze ans mais en faisait plus. Les bras croisés, Filen le toisait d’un air blasé.
Filen était la cousine d’Uja, l’oracle de la Chasseresse, du temple du Trou Noir. Uja était présente. Cela faisait des années qu’elles ne se parlaient plus – de toutes façons, les Anti-oracles vivaient en quasi autarcie.
Filen a eu l’engagement de la première manche. Très sûre d’elle, elle a commencé en enchaînant les snipers pour un perfect sans bavure : 9-0.
Agiu est revenu à 9-5 dans la manche suivante, puis il s’est passé quelque chose d’étrange. Il a tout simplement arrêté de choisir ses kats. Il avait l’air possédé. Il répondait du tac au tac, en dégainant n’importe quel triangle. Comme s’il avait envie que ce duel finisse au plus vite. Il jetait des regards inquiets derrière les colonnes, comme s’il sentait une présence. Puis il a fini la partie avec un léger sourire sur les lèvres. Le public hallucinait.
“19-9 pour Filen !” a crié l’arbitre principal. Agiu s’est incliné respectueusement.
On retenait notre souffle. Ceux et celles qui avaient déjà compté les points avant le début de la dernière partie hurlaient déjà, de joie ou de douleur. Les arbitres ont ajouté les points de chaque lanceur au total sur le grand tableau central. J’ai deviné que les oracles de rubis avaient accumulé plus de points que les oracles d’or. Ça se jouait à très peu.
A deux points exactement. Les Anti-oracles se sont levés de leur banc et se sont jetés sur Filen, en poussant des cris de victoire. Ils l’avaient fait ! L’ordre des Hauts Duels était renversé !
Le temple était en ébullition. Des gardes sont sortis de derrière les colonnes pour contenir l’assistance, qui voulait envahir l’arène. La confusion était totale : mais globalement, à notre grande surprise à tous, le public semblait soutenir les Anti-oracles. Ce n’était pas tant les Anti-oracles qui étaient soutenus, que l’issue des duels. La signification de ces quelques matchs, c’était qu’une fois de plus, les kats avaient parlé. D’anciens esprits s’étaient réveillés, et voulaient participer à nouveau à la vie du Conseil et de Grande-Île. On ne pouvait pas s’opposer au résultat d’un duel dans les règles. C’était la sagesse qui parlait à travers les gestes des lanceurs et des lanceuses, à travers les rebonds de la table, à travers les comportements erratiques des triangles décorés aux couleurs des esprits. Ce qui devait se passer s’était passé.
Tous les oracles d’or et de cristal se sont levés. On s’est regardés, l’air interdit. A la suite d’Agiu, qui serrait la main de Filen, on a décidé que le mieux à faire était de respecter le contrat et d’admettre la défaite. On s’est donc dirigés vers les Anti-oracles pour leur souhaiter la bienvenue au sein du Conseil.
J’ai accouru vers Villi, qui m’a serré dans ses bras.
“Tu vois, je l’ai fait. J’avais pas raison ?”
Corae nous a rejoints et a donné un petit coup de poing sur l’épaule de Villi, en souriant.
“Abruti !” elle a rigolé. “Tu as failli tout fiche en l’air !”
Katapulte a grimpé sur la robe rouge de Villi, la déchirant largement au passage. Je n’ai pas pu m’empêcher d’éclater de rire. C’était la tension qui retombait.
“Longue vie aux oracles d’or, de cristal et de rubis !” a crié Gillier.
“Bienvenue !” lui a répondu Zem Fe en notre nom à tous.
Seuls les oracles du Trou Noir ne participaient pas aux réjouissances. Telleles et Iyad étaient déjà partis vers leur temple, tandis qu’Uja se tenait à distance de sa cousine.
Grâce à la victoire de Telleles sur Villi, l’honneur de la tribu du Trou Noir était intact, et l’Académie gardait tout son pouvoir sur ses six maisons : la Chute, l’Oubli, la Morsure, le Ciel Etoilé, le Virus et la Chasseresse.
Épisode 21 : Une nouvelle ère
Le lendemain, après une nuit de fête émaillée d’incidents, les oracles de rubis ont été officiellement accueillis dans le bâtiment du Conseil.
Une foule importante s’était rassemblée, peu avant midi, sous le balcon d’honneur du Palais. La nouvelle s’était rapidement répandue dans tout le pays.
Cela faisait 483 ans exactement que les kats de rubis n’avaient pas eu de rôle officiel au Conseil. L’époque du grand jeu revenait, après des siècles d’interruption. Les duels changeaient complètement de nature. Les anciens kats bannis, conservés pendant des décennies dans le temple de Rubis, pouvaient réintégrer la collection officielle.
Plusieurs semaines de négociations et d’étude des textes anciens ont été nécessaires pour fixer les nouvelles règles. Dix-huit nouveaux oracles allaient être intégrés au Conseil, qui compterait dorénavant 54 membres. Cela incluait les 6 oracles de rubis, qui disposaient de deux voix chacun, comme les oracles de cristal ; et douze oracles mineurs, deux par région, qui disposeraient d’une demi-voix. Ces douze oracles seraient les gardiens de la collection dite tardive. Leurs kats avaient les mêmes pouvoirs que les 36 kats originels.
Les autres kats n’avaient pas de gardien désigné, mais rejoignaient la collection de chaque temple, ou du Conseil. Il s’agissait des kats à effet spécial, à points, des kats double face, et fusion. Quelques kats orbes, de la période des Oracles Maudits, étaient ajoutés au set officiel des Grands Duels. Les villages et artisans qui avaient été interdits d’exercer leur activité pour produire ces kats pouvaient reprendre du service…
En discutant avec Agiu et Sidini en marge d’une séance du Haut Conseil, j’ai su ce qu’il s’était réellement passé lors des duels de rubis. Les rivalités entre maisons et temples étaient plus profondes et importantes que je ne le pensais. En réalité, les oracles d’or du Grand Désert, des Montagnes du Nord et du Volcan s’étaient entendus pour ne pas jouer au maximum de leurs capacités. Ils n’avaient pas fait exprès de perdre, mais ils avaient volontairement débranché leur cerveau pour laisser tomber tout l’aspect stratégique du duel. Déclencher une petite révolution et un retour au grand jeu ne les dérangeait pas tant que ça. Cela diluait un peu leur pouvoir, mais ça diluait surtout celui du Trou Noir, qu’ils avaient fini par détester. Les conflits entre Agiu et Iyad étaient constants, je m’en suis rendu compte au fil des semaines.
Les nouveaux oracles apportaient avec eux divers livres et carnets conservés au temple de Rubis. Les érudits se sont plongés dans des alphabets et dialectes anciens, qui décrivaient des modes de jeu totalement oubliés. Les textes étaient incomplets, abîmés, et nécessitaient des restaurations. Mais l’essentiel était que les règles gagnaient en complexité et en subtilité.
“Mouairf” grommelait Kileff en observant la collection des kats bannis à travers la vitre du coffret exposé dans le hall du Conseil. “Ça va mettre la pagaille, va falloir s’adapter…”
Il avait raison. Personne, pas même les oracles les plus hauts placés, n’allaient échapper à la transformation du jeu. Il faudrait réapprendre les stratégies, fouiller dans les récits des anciens duels des siècles passés.
“C’est le retour de la vraie tradition” répondait Alefs.
“Qui a dit ça ? On n’en sait rien ! Pour le savoir, faudrait retrouver le Katalogue…”
Ce qui ne changeait pas au milieu de toutes ces évolutions, c’était le pouvoir de l’Académie. L’institution demeurait ultra présente dans la vie de Vedhea. Elle avait déjà créé de nouvelles antennes dans les villages des kats bannis.
J’avais tenté d’en savoir plus sur ce qui était arrivé à mon frère, Lik Laga / Kagen Alliol. Mais Ifie Rayo n’en savait pas plus que moi. Ils avaient passé un an dans le même centre d’entraînement, où ils se croisaient sans vraiment se connaître, puisqu’ils avaient presque quatre ans de différence ; mais Ifie Rayo avait gagné son grand duel, du haut de ses cinq ans, et Lik avait été éliminé. Ils avaient donc perdu contact.
En me renseignant auprès de Rhegg ou de Thasslan, des Montagnes du Nord, j’avais fini par comprendre que l’académie de leur région pouvait être très dure avec ceux qui trahissaient les espoirs qu’elle plaçait en eux. Il n’était pas impossible que mon frère jumeau ait été envoyé loin de Grande-Île, dans un centre de rééducation ultra sévère. Pour le punir d’avoir fait moins bien que moi. Je me suis senti terriblement coupable.
“C’est sûr à 100%” m’a confirmé Rhegg alors que je revenais à la charge. “D’autant plus si tu me dis que toi et ton frère faisaient partie d’une expérience d’éducation divergente. Ils ont voulu l’éloigner pour de longues années. Sa défaite, et ta victoire, sont la preuve ultime que l’Académie a échoué.”
“Rhegg ! On fait partie du Haut Conseil, toi et moi. Tu ne penses pas qu’on peut forcer l’Académie des Monts du Nord à nous donner des informations sur ce qu’il est devenu ?”
“Tu rêves. L’Académie fonctionne de manière indépendante. Et elle contrôle le Trou Noir…”
“Mais on est plus nombreux que les oracles du Trou Noir !”
“Tu sais très bien qu’en cas de non unanimité, il y a duel. Et que Telleles gagne toujours ses duels, avec son kat de malheur.”
“Je le battrai” j’ai dit en fronçant les sourcils.
“J’aimerais bien voir ça” m’a répondu Rhegg en rigolant franchement, et en dévalant les escaliers du Temple du Nord. “Tu me préviendras !”